Professeur à l'Institut d'études politiques de Paris, spécialiste internationalement reconnu du monde arabe et de l'islam, l'auteur de Terreur dans l'Hexagone (Gallimard, 2015) et de La Fracture (Gallimard, 2016) est aussi l'un des meilleurs connaisseurs des banlieues françaises, qu'il a arpentées durant de longues années. En 2010, avec une équipe de chercheurs, Gilles Kepel s'installe à Clichy-Montfermeil où sont nées les émeutes urbaines qui ont embrasé la France cinq ans plus tôt. Il en tire deux livres prophétiques, Banlieue de la République et Quatre-vingt-treize (Gallimard 2012), dans lesquels il montre la montée en puissance de l'islam politique dans les cités difficiles.
FIGAROVOX.- Un attentat terroriste revendiqué par l'État islamique a fait trois morts à Londres ce mercredi. Après la France et l'Allemagne, c'est donc l'Angleterre qui est visé par Daech. Que cela dit-il de l'évolution du terrorisme islamiste en Europe?
Gilles KEPEL.- Les Britanniques se sont un peu endormis sur leurs lauriers depuis les attentats de Londres de juillet 2005. À l'époque, les terroristes étaient passés par les camps de formation du Pakistan, mais étaient nés et avaient grandi en Angleterre. Cela marquait une rupture par rapport aux attentats du 11 septembre ou de Madrid commis par des étrangers ou des immigrés de passage. C'était le début de la transition entre la phase pyramidale du djihad et la phase indigène européenne. Bien qu'Ayman al-Zawahiri, le chef d'al-Qaïda, s'était réclamé de cette opération, elle s'était produite alors qu' Abou Moussab al-Souri venait de théoriser cette année-là le djihad de troisième génération à bas coût. Dans son «appel à la résistance islamique mondiale», ce dernier prévoyait de faire de l'Europe le ventre mou de l'Occident et la cible par excellence des attaques terroristes. Depuis lors, le Royaume-Uni a mené une politique de prévention, mais aussi de dévolution de quartiers entiers aux islamistes, tolérant notamment les tribunaux islamiques, dans le but d'acheter la paix sociale. Birmingham où vivait l'auteur de l'attentat de Wesminster, Khalid Masood, est l'illustration de cette politique.
Le fameux quartier de Small Heath, où près de 95% de la population est musulmane, se voulait le contraire absolu du modèle français laïque et universaliste. En confiant à des salafistes la gestion de l'ordre public et de la communauté, les autorités britanniques espéraient ne pas avoir à affronter un djihadisme qui en France serait, selon eux, exacerbé par une gestion laïque de la société. L'attentat de Wesminster sonne le glas de cette illusion comme les attentats de 2005 avaient sonné le glas de ce qui était à l'époque le Londonistan, c'est-à-dire la politique de refuge systématique à Londres de tous les dirigeants de la mouvance islamiste internationale arabe. La différence, c'est qu'à Birmingham, il y a peu d'arabes, mais essentiellement des Indo-Pakistanais. Khalid Masood lui était un jamaïcain converti à l'islam. L'âge de ce dernier, 52 ans, est frappant. Cela indique que son acte n'est pas le rite de passage par la violence d'un jeune non intégré, mais le geste de quelqu'un qui a été socialisé très longtemps par une contre-société. Khalid Masood s'est probablement construit contre la société britannique et a choisi de passer à l'acte. Ce qui frappe également, c'est le mode opératoire qui rappelle celui des attentats de Nice et Berlin: un véhicule à vive allure qui fauche des piétons. Il s'agit d'un djihadisme low-cost absolu qui peut passer sous les radars de la police. On remarque enfin que l'attentat visait le parlement symbole par excellence de la démocratie européenne. Ironie volontaire ou involontaire pendant la cession où le parlement discutait du Brexit. L'agenda terroriste est ainsi venu percuter l'agenda politique institutionnel contraignant le processus à s'interrompre, les députés à être enfermés et le Premier ministre à être évacué en urgence.
Le fait que Londres soit dirigé par un maire musulman a-t-il joué un rôle dans cet dérive communautariste?
Les autorités britanniques ont considéré que le fait d'avoir un maire musulman, qui de surcroît a été proche par le passé d'organisations islamistes dans la mouvance des Frères musulmans, permettrait de mieux contrôler les réseaux et d'éviter la violence. Cependant Sadiq Khan apparaît comme un traître pour les plus radicaux. De manière générale, c'est une illusion que de penser que les accommodements raisonnables peuvent apaiser une société. Au contraire, ils favorisent la fracture. Le cas de la Hollande est paradigmatique puisqu'aux Pays-Bas l'exacerbation multiculturaliste s'est traduite en une xénophobie tout aussi virulente.
La France n'a donc pas été visée spécifiquement à cause de son modèle universaliste et laïc…
La laïcité, le passé colonial et le chômage de masse en France sont des facteurs aggravants, mais en aucun cas structurants. Et l'Allemagne, qui n'a pas de passé colonial, un modèle où la religion est reconnue, et le plein-emploi, pouvait sembler à l'abri, elle ne l'est plus, notamment parce que le modèle a changé du fait de l'afflux de migrants. On peut aussi penser qu'à l'avenir l'immigration turque, qui est bien intégrée depuis longtemps en Allemagne, ne pourra pas rester à l'abri des soubresauts que connaît son pays d'origine avec la politique d'Erdogan qui tente de mobiliser les foules en Europe.
Il faut aussi noter qu'en France depuis le 26 juillet 2016 et l'assassinat du père Jacques Hamel, les services de renseignements ont fait des progrès considérables en cassant le réseau Télégramme, en arrêtant préventivement les gens susceptibles de passer à l'acte, en tuant le «contremaître des attentats» de 2016 Rachid Kassim abattu par un drone américain il y a deux mois. Cela a rendu plus difficile aujourd'hui la perpétration d'attentats sur le territoire français.
La France est une cible plus difficile aujourd'hui comme on peut le voir sur les réseaux en ligne où les djihadistes français considèrent qu'ils subissent aujourd'hui une épreuve. Beaucoup décident ainsi de se renfermer dans l'étude en attendant que la situation soit meilleure. C'est ce qu'on appelle dans la stratégie islamique théorisée à l'époque du prophète: la phase de faiblesse par rapport à la phase de force pendant laquelle il faut se ressourcer et ne pas se lancer dans des opérations suicidaires qui se retournent contre elles. C'est ainsi que le bilan des attentats de 2016 a été fait par un certain nombre de dirigeants de l'État islamique comme le montre le testament très amer de Rachid Kassim qui incrimine la hiérarchie de l'État islamique pour ne pas l'avoir soutenu. De ce fait, Allemagne, Belgique, Hollande, Angleterre ou peut-être demain Italie où les services de renseignements sont beaucoup moins aguerris, car ils n'ont pas été confrontés aux attentats depuis 2012, apparaissent comme des cibles plus aisées aujourd'hui.
Quid de l'attaque d'Orly ou de celle du Louvre?
L'attaque d'Orly n'a pas été revendiquée par Daech. Elle est symptomatique d'un terrorisme low-cost qui n'est même plus contrôlé par des réseaux. L'individu avait déjà été arrêté pour braquage et trafic de stupéfiants et a fréquenté des islamistes en prison. Ces derniers expliquent aux délinquants que leurs crimes crapuleux sont en réalité un combat contre l'impiété, un djihad. Ziyed Ben Belgacem, l'auteur de l'attentat raté d'Orly, a habillé de références religieuses son banditisme. Il agresse au nom d' Allah, se réclame de l'islam lorsqu'il passe à l'acte, a un Coran dans son sac à dos, mais aussi des cigarettes, est sous l'emprise de l'alcool et consomme de la cocaïne. Ziyed Ben Belgacem peut ainsi être considéré comme «un mélange individuel détonnant», le «produit dérivé» d'un djihadisme plus structuré. Ce type de djihadisme est d'autant plus dangereux pour la société qu'il est difficile à déceler, mais fait généralement moins de dégâts. Son attaque a été un échec. Il a été abattu comme le djihadiste du Louvre il y a quelque semaines.
En outre ce type de terrorisme est inefficace politiquement car il ne permet pas la mobilisation des masses. Les défaites que subit «le califat» sur son territoire sont un facteur anxiogène et dépressif pour les djihadistes. Nous ne sommes plus dans la logique triomphaliste d'autrefois, dans la mascarade d'otages torturés, décapités, et qui donnait le sentiment que l'État islamique était dans une «marche triomphale» pour conquérir l'humanité, mais dans l'intériorisation d'une défaite inéluctable, perçue comme une épreuve envoyée par Allah. En conséquence, les djihadistes n'ont plus le temps pour planifier soigneusement des attentats en Europe et tente de mûrir leur réflexion pour après. Nous sommes entrés dans une phase transitoire. Les djihadistes sont en train de réfléchir à la phase suivante.
«Comment peut-on éviter la partition?» s'interrogeait Hollande dans un incroyable aveu rapporté par Gérard Davet et Fabrice Lhomme dans leur livre, Un président ne devrait pas dire ça. Plus que le risque terroriste, à terme le risque majeur est-il celui de la partition?
C'est ce que j'explique dans mon livre La Fracture, (Gallimard 2016). Si rien n'est fait, la société française sera de plus en plus sujette à des rétractions identitaires que ce soit autour du salafisme ou autour de l'idéologie de l'extrême droite. L'acceptation d'une forme de séparatisme, d' «apartheid» comme c'est le cas à Birmingham avec des juges chariatiques qui prononcent des sentences, pose le problème beaucoup plus profond des valeurs. Doit-on insister sur le partage d'un bien commun ou sur nos différences comme c'est le cas au Royaume-Uni où le Brexit est une sorte d'exacerbation de ce phénomène?
Le Royaume apparaît plus désuni que jamais comme le montrent les velléités d'indépendance de l'Écosse ou de l'Irlande du Nord, mais aussi la sécession culturelle de certains quartiers ou le sentiment d'abandon de l'Angleterre périphérique. Cet enjeu se pose aussi en France: l'effondrement social et l'échec de l'école font que le processus est en cours. Malheureusement le sujet est tabou aujourd'hui et largement esquivé du débat de la présidentielle. D'un côté le FN dénonce le communautarisme sans voir qu'il exacerbe lui-même la question identitaire. De l'autre côté, la plupart des candidats cachent la tête dans le sable sans que le problème soit analysé comme il le devrait et sans qu'aucune mesure ne soit prise pour enrayer le phénomène. Personne ne veut avouer que la situation dans un certain nombre de quartiers n'est plus maîtrisée. Pourtant, celui qui sera élu devra nécessairement se confronter à cet enjeu. Il faudra poser le problème de l'éducation, de l'apprentissage et de l'emploi. Ce sont des causes structurantes de la désaffection aussi bien d'un grand nombre d'enfants d'immigrés que d'enfants de paysans ou d'ouvriers dits de souche envers ce qu'ils appellent «le système». La superficialité du débat présidentiel s'explique par l'explosion du clivage droite/gauche et l'émergence d'un clivage système/antisystème. C'est une recomposition très profonde dans notre paysage politique derrière laquelle se profile la fracture.
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