Le Devoir de philo

Grandeurs et omissions de Claude Ryan, penseur du PLQ de Jean Charest

Sa bible sur les «valeurs libérales» minimise l'importance de la question nationale dans les succès du PLQ

PLQ - 30e congrès



Il y a maintenant deux ans, Le Devoir a lancé un défi aux professeurs de philosophie ainsi qu'à d'autres auteurs passionnés d'idées de décrypter une question d'actualité à partir des thèses d'un penseur. Aujourd'hui, une incursion dans l'histoire des idées du Parti libéral du Québec, qui tient son 30e congrès ce week-end.
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Environ 2000 militants libéraux réunis en congrès cette fin de semaine à Québec reconduiront intégralement l'interprétation historique présentée par Claude Ryan juste avant sa mort, en 2004, sur les «valeurs libérales». C'est ce qu'affirmait cette semaine le député de Verdun, Henri-François Gautrin, chargé de mettre à jour les idées de ce document de réflexion après les élections de mars 2007. En adoptant sans en discuter les thèses de leur ancien chef, les militants libéraux ne risquent-ils pas d'accréditer un certain révisionnisme? En effet, dans son petit livre, Claude Ryan, en centrant son histoire sur la lutte pour les droits individuels, fait l'impasse sur le fait que la question nationale a largement contribué aux succès du PLQ.
Reconnaissons toutefois qu'à l'heure où les partis politiques semblent assiégés par des spécialistes en communication obsédés par les grands titres du lendemain, le texte ([www.plq.org/fr/valeurs_liberales->www.plq.org/fr/valeurs_liberales]) de l'ancien directeur du Devoir ne manque pas de panache. Ce n'est pas tous les jours qu'un parti cherche ainsi à inscrire ses orientations dans une plus longue durée et souhaite dégager de ses actions passées des principes moteurs pour l'avenir.
La démarche est non seulement noble mais aussi audacieuse. Car le document propose rien de moins qu'une interprétation globale de l'histoire politique du Québec. La thèse proposée dès l'introduction par M. Ryan est simple: le Parti libéral aurait toujours défendu bec et ongles les «droits et libertés individuels» contre des «bleus» nationalistes, devenus plus tard étatistes et souverainistes, avant tout soucieux «de défendre et de renforcer l'identité québécoise». Comme toutes les interprétations stimulantes, celle-ci mérite d'être discutée.
Tout n'a pas commencé en 1960
Le texte de Claude Ryan a une autre vertu: il montre qu'il existe bel et bien une tradition libérale au Québec, que le Canada français d'avant la Révolution tranquille ne fut pas une société monolithique et que de vifs débats ont eu cours. De Louis-Antoine Dessaulles à Honoré Beaugrand, de Télesphore-Damien Bouchard à Jean-Louis Gagnon, plusieurs intellectuels et politiciens canadiens-français ont milité pour une plus grande liberté des individus. Nul doute que, pour nombre d'entre eux, le Parti libéral fut un refuge et que l'Église catholique et des nationalistes comme Lionel Groulx furent souvent de redoutables adversaires.
Si on fait exception de la caution qu'offrit le PLQ à l'application de la Loi des mesures de guerre en octobre 1970, on peut dire que, en matière de protection des droits individuels, le Parti libéral compte une feuille de route assez impressionnante. Claude Ryan a aussi raison sur ce point.
On s'étonne cependant que Claude Ryan ne consacre pas une ligne à ceux qui ont milité pour une plus grande liberté d'expression dès le milieu du XIXe siècle. Ces premiers libéraux de l'Institut canadien ont pourtant lutté contre l'oeuvre des «bons livres» et la mise à l'index ou contre l'excommunication de ceux qui osaient défier les mandements des évêques. Face à certains évêques ultramontains qui bénéficiaient parfois de la complicité coupable d'élus conservateurs, ces «rouges» du XIXe siècle n'étaient armés que de leurs seules convictions.
Cette omission s'explique en partie par le rôle éminent qu'attribue Claude Ryan à l'Église catholique dans notre histoire. Dans le testament qu'il nous a laissé, il écrit: «Notre peuple doit principalement à l'Église catholique d'avoir survécu avec honneur et dignité aux nombreuses épreuves auxquelles il fut soumis.» Pour un vrai libéral, une telle interprétation ne peut pas aller de soi.
La Fontaine, premier «libéral»?
Curieusement, le panthéon libéral de Claude Ryan ne débute pas avec les «rouges» mais bien avec La Fontaine et Baldwin. Présenter ces derniers comme les premiers libéraux me semble contestable. Ne se sont-ils pas opposés au principe de la rep by pop («un homme, un vote») au tournant des années 1850? N'ont-ils pas retiré le droit de vote aux femmes en 1849? D'un mot, n'ont-ils pas restreint les «droits et libertés individuels»?
Si les «rouges» sont ignorés par M. Ryan, c'est probablement parce que ce mouvement naît dans la disgrâce à la fin des années 1840. Comme on le sait, ceux-ci ont proposé l'annexion pure et simple avec les États-Unis. Ces jeunes partisans de Papineau étaient aveuglés par leur anticléricalisme et subjugués par leur républicanisme. En agissant ainsi, ils ont fait primer leur idéologie sur la cause nationale et perdu beaucoup de crédibilité. L'incapacité des libéraux à renverser les conservateurs par la suite a certainement beaucoup à voir avec cette prise de position pour le moins hasardeuse.
Contrairement à ce que laisse voir Claude Ryan, les succès électoraux du Parti libéral auront par la suite bien peu à voir avec leur politique en matière de droits individuels. Pour gagner la confiance des Canadiens français devenus des Québécois, il aura fallu que les libéraux en appellent aussi au sentiment national, qu'ils se présentent comme une véritable «alternative nationale», qu'ils tentent d'incarner les aspirations parfois contradictoires d'un peuple qui a toujours craint pour sa survie.
Les libéraux sortent de leur léthargie quand Honoré Mercier, dont Ryan ne fait pas mention, devient chef du parti, en 1883. Deux ans plus tard, il se fait le porte-voix de tous ces Canadiens français profondément blessés par la pendaison du chef métis Louis Riel. Les conservateurs canadiens-français sont alors lourdement discrédités, plusieurs quittent même le navire de John A. Macdonald. Fort d'un appui populaire sans précédent, Mercier élargit le Parti libéral aux conservateurs dissidents et fonde le Parti national, qui remporte les élections provinciales de 1887. Aussitôt élu, il organise la première conférence interprovinciale de l'histoire de la Confédération. Son objectif est de faire respecter le pacte de 1867, auquel il s'était d'ailleurs opposé au départ.
Si le Parti libéral reprend le pouvoir en 1897, pouvoir qu'il conservera pendant 39 ans, c'est en grande partie parce que cette formation politique est perçue comme le meilleur défenseur des intérêts de la nationalité canadienne-française. L'année précédente, Wilfrid Laurier, appuyé par les jeunes nationalistes qui entourent le fougueux Henri Bourassa, s'était fait élire premier ministre du Canada. Commencent alors pour les conservateurs des années de vaches maigres au Québec. Le parti n'a pas su recruter des leaders de l'envergure de George-Étienne Cartier, d'Hector Langevin ou d'Adolphe Chapleau. La formation politique en vient également à être noyautée par les impérialistes canadiens-anglais qui militent pour la guerre des Boers, une cause qui rebute les Canadiens français, ainsi que par les sectes orangistes qui cherchent par tous les moyens à dépouiller les minorités françaises et catholiques de leurs droits.
La crise de la conscription de 1917 prolonge le règne sans partage des libéraux sur le Québec. L'élection d'Adélard Godbout en 1939, après l'intermède unioniste de trois ans, a probablement beaucoup plus à voir avec l'engagement d'Ernest Lapointe, le lieutenant québécois de Mackenzie King, de ne jamais voter pour la conscription qu'à son programme «progressiste» qui promettait d'accorder le droit de vote aux femmes et d'imposer l'instruction obligatoire (deux promesses tenues). Si, dans son livre, Claude Ryan a évidemment raison de souligner que le combat contre le nazisme était juste, il oublie de mentionner que le plébiscite canadien de 1942 visait à soustraire les libéraux fédéraux d'un engagement pris à l'égard des seuls Canadiens français. Cette volte-face fut évidemment exploitée à fond par les forces d'opposition nationalistes qui, en 1944, ont fait élire quelques députés du Bloc populaire et plusieurs de l'Union nationale.
Aussi, le Parti libéral du Québec, longtemps confiné à l'opposition, joua bientôt la carte nationale en se distinguant de son grand frère d'Ottawa. L'image assassine de «commis voyageur» lui collant à la peau, le chef de l'opposition Georges-Émile Lapalme créa, au milieu des années 1950, la Fédération libérale du Québec (fait cocasse, son acronyme est... FLQ). Claude Ryan insiste peu sur le fait que cette recherche d'autonomie par rapport au parti libéral fédéral correspondait d'abord à un impératif stratégique et électoral. Il fallait montrer aux Canadiens français que le Parti libéral ne recevait pas ses ordres d'Ottawa.
Dans «Maîtres chez nous», il y a un «nous»
Lorsqu'il se penche sur la Révolution tranquille, celui qui fut le chef du camp du NON en 1980 évacue complètement la dimension nationale de cette période marquante de notre histoire. La fierté que tirent pourtant un grand nombre de Québécois de cette période fondatrice tient moins à la libéralisation des moeurs ou à l'avènement de l'État-providence -- les deux aspects sur lesquels insiste Ryan mais qui sont communs à toutes les sociétés occidentales de l'époque -- qu'à cette idée de reconquête nationale, à ce néonationalisme plus conquérant que défensif, plus incarné que symbolique. C'est le «Maîtres chez nous» des élections de 1962 qui a marqué les esprits, avec son lot de grands projets réalisés en français. Et dans «Maîtres chez nous», il ne faut pas l'oublier, il y avait un «nous» fort, non pas une vague «identification au Québec», pour reprendre la formule du livre de M. Ryan.
L'État que découvrent les Québécois durant les années 1960, ce n'est pas seulement celui qui assure à tous un petit pécule en cas de besoin ou qui soigne les malades, c'est l'instrument d'une volonté collective, l'outil grâce auquel une nation croit s'affranchir d'un lourd passé de gagne-petit. Ce capitalisme d'État n'assure pas seulement la prospérité d'individus qui découvrent les joies de la société de consommation, il donne confiance à un peuple, lui ouvre de nouveaux horizons.
Fin stratège en même temps que sensible au rapport des Québécois à leur histoire, Robert Bourassa avait bien compris ce sentiment national lorsque, après sa réélection de 1985, il ignora les recommandations du rapport Gobeil qui proposaient un virage néolibéral et tenta vaillamment de faire accepter les cinq conditions de l'accord du Lac-Meech par le reste du Canada, alors que le débat constitutionnel l'ennuyait profondément. C'est précisément cette dimension nationale qui échappa à Jean Charest en 1998 lorsqu'il proposa d'en finir avec la Révolution tranquille.
Benoît Pelletier a un jour appelé les libéraux à ne pas laisser aux adversaires les symboles de la nation québécoise. Il s'est fait rabrouer par des collègues qui, présumons-le, connaissaient bien mal l'histoire de leur parti et refusaient, comme Claude Ryan, de considérer le Québec comme une véritable «nation politique». En tout respect pour l'intellectuel engagé que fut Claude Ryan, c'est au ministre des Affaires intergouvernementales canadiennes que les militants devraient peut-être confier la rédaction du prochain document sur les «valeurs libérales».
L'histoire des idées du Parti libéral montre qu'au Québec, les dialectiques individu-communauté et libéralisme-nationalisme n'ont rien de simple, qu'elles constituent même un défi intellectuel et politique de tous les instants. (C'est ce que montre très bien le proche conseiller de Jean Charest, Olivier Marcil, dans son livre consacré à Claude Ryan, intitulé La Raison et l'Équilibre et publié chez Varia en 2002.) Libéral moins doctrinaire que Pierre Elliott Trudeau mais influencé comme lui par le personnalisme chrétien, Claude Ryan a toujours été allergique au nationalisme doctrinal des «bleus». Cette allergie altère cependant le jugement qu'il porte sur l'histoire de sa formation politique et rend son interprétation pour le moins discutable.
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Éric Bédard est historien et professeur à la Télé-Université de l'Université du Québec à Montréal. Il s'intéresse à l'histoire politique des idées au Québec et au Canada (XIXe et XXe siècles) ainsi qu'aux rapports que les Québécois d'aujourd'hui entretiennent avec leur passé.
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à Antoine Robitaille: arobitaille@ledevoir.com.


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