Comment imaginer deux hommes plus différents? D'un côté, un président divorcé deux fois qui fréquente les stars, les yachts luxueux et cultive les déclarations-chocs. De l'autre, un théologien à la voix presque inaudible qui semble se complaire dans des discours truffés de citations latines. Si la visite de Benoît XVI en France cette semaine a produit un choc culturel, il était peut-être dans cette brève rencontre avec Nicolas Sarkozy.
Cette visite a pourtant relancé un débat que l'on croyait clos. Le président français en a profité pour faire la promotion de ce qu'il nomme la «laïcité positive». Discret, le pape s'est contenté de se dire ouvert à «une nouvelle réflexion sur le vrai sens et sur l'importance de la laïcité». Il avait déjà défini le contexte de sa visite en affirmant: «La foi n'est pas politique et la politique n'est pas une religion.»
On s'interroge depuis quelque temps sur ce que peut bien signifier cette «laïcité positive» qu'évoque régulièrement le président français. Si cette laïcité nouvelle consistait à mettre de côté un vieux discours anticlérical toujours vivace dans certains milieux, pourquoi pas. S'il s'agissait de reconnaître la contribution de la religion catholique à l'histoire de l'humanité, va encore. Mais s'il était question d'abandonner la réserve qui avait jusqu'ici caractérisé tous les présidents de la Ve République, de Charles de Gaulle à Jacques Chirac, il s'agirait d'une autre histoire.
C'est avec raison que de nombreux Français s'irritent aujourd'hui d'un président qui, en rupture avec la tradition, ne cesse d'afficher sa foi à tout propos. Un peu de la même façon qu'à une autre époque, il parlait sans pudeur de sa vie amoureuse. Si la France doit combattre l'anticléricalisme revanchard qui l'a parfois caractérisée, elle peut néanmoins s'enorgueillir de la réserve dont ont fait preuve dans le passé ses représentants dans le domaine religieux. Tout comme elle peut s'enorgueillir d'une école où (comme les policiers et les juges) les enseignants n'ont pas le droit de porter le voile, la croix ou la kipa dans l'exercice de leurs fonctions. Avec pour résultat que, même si le pays accueille les plus grandes communautés juive et musulmane d'Europe, celles-ci ne désertent pas l'école publique au profit de l'école privée. Tous les pays ne peuvent pas afficher un tel bilan.
À suivre cette visite du pape à Paris, on se prend néanmoins à regretter que Benoît XVI n'ait pas honoré de sa présence les festivités du 400e anniversaire de Québec. Peut-être leur aurait-il instillé le regard historique qui leur a tant manqué.
À l'époque du storytelling et des petites phrases, ce pape est un anachronisme. On dirait un homme du XIXe siècle égaré à Disney World. Alors que des milliers de fidèles l'attendent sur le parvis de Notre-Dame, le voilà qui court s'enfermer au collège des Bernardins pour s'adresser à un auditoire composé de 600 intellectuels. Tout cela pour prononcer, dans un français châtié, une conférence ardue sur les origines de la culture européenne et pleine de références à d'obscurs théologiens. Et pourtant, sous les somptueuses arches gothiques du XIIIe siècle, ces 600 esprits, parmi lesquels nombre d'athées et d'agnostiques, se sont pris au jeu.
Je ne suis pas du genre à m'intéresser à la petite cuisine de l'Église. L'ordination des femmes, la messe en latin et le mariage des couples divorcés ne me concernent pas plus que le sexe des imans, des rabbins ou des anges. Mais, à Paris, le pape avait décidé de livrer un message qui concernait tant les croyants que les non-croyants.
Je n'oserai vous résumer un discours dont l'exégèse reste à faire. Disons simplement que Benoît XVI s'est demandé ce qui avait donné naissance à la culture européenne apparue dans des monastères comme celui des Bernardins après la disparition de l'empire romain. Pour le pape, cette culture est née de la recherche de Dieu. Mais, dit-il, elle n'est pas née d'un livre unique, la Bible, mais des Écritures. Des Écritures qui ne prennent leur sens que par les interprétations souvent contradictoires que l'homme en donne. Benoît XVI en déduit qu'à sa source, cette «culture de la parole» d'abord littéraire exclut à la fois le fondamentalisme, pour lequel seul compte le texte, mais aussi l'arbitraire subjectif, pour lequel toutes les interprétations se valent. La culture européenne serait fondée sur cette tension permanente entre la fidélité à un texte, une loi, un héritage, et la liberté de les interpréter.
On aura compris que le pape visait ainsi tous les intégrismes, catholique ou musulman, pour qui le texte est la voix de Dieu. Mais il visait aussi la propension des sociétés modernes à penser que toutes les opinions se valent. Bref, à ne plus chercher la vérité.
C'est pourquoi on peut penser que si le Pape avait investi le séminaire de Québec, comme il l'a fait cette semaine au collège des Bernardins, il aurait fait pâlir de honte le recteur de l'Université Laval, qui a choisi cet été de décerner à Céline Dion un doctorat honoris causa plutôt que demeurer fidèle la vocation de grand savoir de cette institution fondée en 1663. Va pour la légion d'honneur ou l'ordre du Québec, qui peuvent récompenser la réussite. Mais un doctorat n'est-il pas censé récompenser, bien au-delà de la popularité personnelle, ceux et celles qui ont fait avancer la connaissance?
Qu'est-ce que le relativisme absolu dont parlait précisément Benoît XVI? C'est justement de confondre Céline Dion avec un savant. C'est de faire croire que, malgré ses qualités réelles, parfois sublimes, une chanteuse populaire est l'équivalent d'un grand mathématicien ou d'un grand poète. Comme si les disques d'or et les Félix ne suffisaient pas. La mystification est peut-être utile pour attirer de lucratives clientèles étudiantes, mais c'est une façon sûre et certaine d'avilir la fonction de l'université. Que dirait-on, demain, si Benoît XVI, lui-même universitaire de haut vol et pianiste à ses heures, recevait un Grammy Award?
On pourra discuter les opinions du pape autant que l'on voudra, on ne pourra pas dire que ce théologien nous prend pour des imbéciles. Comme certaines de nos élites.
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