Le journalisme en crise

L'éthique ne suffira pas à stopper la déchéance

On cherche encore d'où viendra la presse dont a besoin un monde qui craque de partout

Actualité internationale - L'affaire Murdoch




La commission d'enquête britannique sur le scandale des écoutes journalistiques ne fait pas trembler que le potentat Rupert Murdoch. Peut-être d'autres médias y verront-ils une occasion inespérée d'affaiblir ce puissant concurrent. Mais quelques-uns risquent aussi de voir étaler leurs propres manquements. D'où le débat qui reprend, en Grande-Bretagne et ailleurs, sur la responsabilité professionnelle de la presse.
Nul pays démocratique ne veut d'un contrôle étatique des journaux. La liberté de presse a été conquise, en effet, contre les pouvoirs en place et leurs abus. Pourtant, la presse elle-même, devenue un pouvoir à son tour, s'est révélée incapable de remédier à ses propres abus. Une instance disciplinaire «indépendante» de l'État et des médias a été commandée à des experts par David Cameron, le premier ministre. Mais à quoi bon, dira-t-on, si les causes profondes d'une telle crise restent intouchées?
Car si l'on veut avoir de vraies solutions, il faut poser les bonnes questions. D'abord, dans un empire de presse, comment un propriétaire peut-il se préoccuper d'intégrité journalistique? Murdoch déplore les abus mis au jour, mais rejette toute responsabilité. S'il faut le croire, News Corporation avait un patron pour tout (acquisitions, financement, expansion) sauf pour l'essentiel (le service du public), qu'il abandonnait à des subordonnés.
Ensuite, quelle entreprise de presse à visée d'abord lucrative peut-elle accroître sa clientèle sans recourir à un journalisme frelaté? Pour mettre la main sur les réputés Times britannique et Wall Street Journal américain, Murdoch avait promis d'y instituer un comité indépendant, un bel engagement resté illusoire. En revanche, rédacteurs en chef et journalistes y savaient quelle sorte d'information ce milliardaire du tabloïd jugeait rentable.
Enfin, quelle presse digne de ce nom peut survivre dans une société qui tombe sous le joug d'un pareil empire? En Grande-Bretagne, Murdoch dénature le journalisme, il choisit son gouvernement au lieu d'éclairer les électeurs. Il troque l'aide d'un Tony Blair pour ses intérêts en Europe contre la propagande du chef travailliste en faveur de la guerre en Irak. Quand des élus de Westminster ont recherché son appui ou craint de subir ses foudres, que restait-il des libertés anglaises?
Or, même un empire de presse qui ne mise pas sur les nouvelles à sensation pose, par sa nature même, un problème sérieux. Souvent les propriétaires s'y enrichissent en sabrant dans les ressources du journalisme. Des journaux hier autonomes y deviennent des comptoirs de distribution d'articles préfabriqués. Et au Canada aussi, des chaînes qui promettaient davantage de services au public ont, depuis, sombré lamentablement.
À ce cancer de la liberté, aucune instance éthique ne peut remédier. En laissant des mégalomanes imposer la concentration de la presse écrite, en leur permettant en plus d'y ajouter télévision et autre câble ou satellite, les gouvernements ont contribué à la fabrication d'aberrations médiatiques. Non seulement les effectifs professionnels y sont alors réduits, mais la qualité du journalisme ne cesse de s'y dégrader.
Triste paradoxe, la presse de bas étage aura fait paraître «acceptable» une presse traditionnelle de plus en plus médiocre. Pour dire les choses crûment, des tabloïds sales révèlent parfois des faits importants, et des journaux honorables taisent parfois des affaires sales. Ce n'est pas d'hier que des tabloïds démasquent des imposteurs. L'innovation de News Corporation aura été de les ménager. Et son erreur, de jeter de simples gens en pâture à la foule.
Murdoch risque donc, dans ce contexte, de devenir le bouc émissaire d'une dégradation du journalisme dont son empire n'a pas le monopole. On soupçonnera les reporters du News of the Word d'être passés des poubelles nauséabondes aux cellulaires privés pour préserver leur journal et leurs emplois du sort qui les guette en temps de récession. Mais force est de constater qu'une pareille tentation n'est pas non plus absente de la presse dite de qualité.
Plus gravement, alors que les «faits divers» l'emportent désormais sur les événements d'intérêt public, même de vraies «nouvelles-chocs» font rarement l'objet de recherches en profondeur. Ainsi, d'une star qui se suicide à une autre, la chose paraît toujours en bonne place. Il en va ainsi des «monstres» qui tuent des innocents. Mais on attendra souvent en vain les explications qu'il faudrait apporter de ces phénomènes bouleversants.
Cet échec du journalisme est d'autant plus frappant que les moyens de communication et d'enquête propres aux médias n'ont jamais été aussi imposants. Certes, un journal traditionnel, le Guardian, aura fait éclater la crise en Grande-Bretagne. Mais l'origine de cette révélation se trouvait aux États-Unis! C'est au New York Times, en effet, qu'un témoin des pratiques chez News Corporation, le journaliste Sean Hoare, est allé porter ses confidences explosives.
Ce scoop aurait dû faire tous les bulletins de nouvelles. Il est presque passé inaperçu. Pareille inertie n'est pas le fruit du hasard. Elle trahit une presse commercialisée qui exploite encore le public davantage qu'elle ne le sert. La Bourse, non la conscience sociale, semble toujours la seule mesure de son succès. Que Rupert Murdoch soit à son tour victime du journalisme à sensation n'est qu'un juste retour des choses, diront les cyniques. Et pourtant...
On cherche encore d'où viendra la presse dont a besoin un monde qui craque de partout.
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Jean-Claude Leclerc enseigne le journalisme à l'Université de Montréal


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