Le règlement de l'Assemblée nationale est très clair: «Lorsqu'un ministre cite, même en partie, un document, tout député peut lui demander de le déposer immédiatement. Le ministre doit s'exécuter, sauf s'il juge que cela serait contraire à l'intérêt public.»
Bien entendu, le simple citoyen n'a pas le même droit à la même information. En conférence de presse, un ministre peut très bien ne retenir que les éléments qui font son affaire, sans tenir compte de ceux qui pourraient être plus embarrassants. Il peut même citer un document inexistant!
En réplique à l'enquête du Journal de Montréal sur la langue d'accueil et de service dans les commerces du centre-ville de Montréal, la ministre de la Culture et des Communications, Christine St-Pierre, a cité une «étude» de l'Office de la langue française réalisée à l'automne 2006 auprès de 2471 commerces. Dans 83 % des cas, les enquêteurs avaient été accueillis en français, et ils avaient été servis en français neuf fois sur dix (91 %). Malheureusement, personne n'avait vu cette étude. Et pour cause.
Le 30 janvier 2007, la prédécesseure de Mme St-Pierre, Line Beauchamp, avait tenu une conférence de presse pour commenter un communiqué de sept paragraphes émis par l'OLF, sans aucune indication méthodologique, qui l'avait menée à conclure que «le français est dans une situation plutôt favorable au centre-ville de Montréal et que nous devons lutter contre cette perception [selon laquelle] l'anglais règne en maître».
Il y a deux jours, afin de répondre à la requête d'un journaliste, Mme Saint-Pierre a demandé à l'OLF d'avoir la bonté de préciser la méthodologie de son étude, qu'elle-même ne connaissait pas. Le moins qu'on puisse dire, c'est que la ministre n'est pas très curieuse.
Assaillie par les médias, la présidente de l'OLF, France Boucher, a jugé utile de tenir une conférence de presse téléphonique hier en fin d'après-midi afin de répondre aux questions que la ministre aurait dû lui poser.
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Trente-trois personnes ont été dépêchées sur le terrain pour réaliser cette enquête, ce qui a nécessité l'équivalent de 108 jours de travail. Les résultats ont fait l'objet d'une compilation informatique.
Même si l'enquête s'inscrivait dans le cadre d'une campagne promotionnelle auprès des commerçants du centre-ville de Montréal, rien ne permet de croire que les enquêteurs de l'OLF n'aient pas fait leur travail correctement. Ils n'étaient pas identifiés, et c'est seulement à la fin de la visite qu'ils distribuaient un feuillet explicatif.
Il y a cependant un sérieux problème dans la présentation des résultats. Un échantillon de 2500 commerces est considérable, mais un résultat global peut masquer des réalités très différentes selon les secteurs. De l'aveu même de l'OLF, les données recueillies n'ont pas été ventilées selon le secteur, le type ou la grosseur des commerces. Sous prétexte de ne pas révéler de renseignements nominatifs, les données brutes demeurent confidentielles.
Un total de 1323 commerces ont été visités sur la rue Sainte-Catherine entre les rues du Fort et Papineau. On peut supposer que la quasi-totalité des commerces entre les rues de Bleury et Papineau accueillent et servent leurs clients en français, mais la situation pourrait être bien différente à l'ouest de la rue de Bleury, dans le secteur le plus achalandé du centre-ville.
Il est étonnant que la ministre St-Pierre ait pu juger s'il y avait lieu d'intervenir ou non sur la base d'informations aussi incomplètes. À moins, bien entendu, que le gouvernement Charest ait décidé de n'intervenir sous aucun prétexte. Certes, l'état de l'économie requiert son attention, mais il n'est pas interdit de mâcher de la gomme en marchant.
Il ne faut pas exagérer: on est encore très loin de la situation qui prévalait avant la loi 101, mais il y a manifestement un relâchement. Selon un sondage de Léger Marketing réalisé en début de semaine, 40 % des francophones montréalais disent avoir souvent ou occasionnellement fait face à une situation où ils n'ont pas pu être servis en français. Ce chiffre serait peut-être plus élevé s'il comprenait les occasions où ils ont dû insister pour obtenir du service dans leur langue.
La relative facilité avec laquelle la journaliste du Journal de Montréal a pu être embauchée même si elle prétendait ne pas être en mesure de servir les clients en français peut s'expliquer en partie par une pénurie de personnel.
On peut également penser qu'en raison des faibles salaires offerts dans les petits commerces du centre-ville, les francophones boudent ces emplois, de sorte que les nouveaux arrivants y sont surreprésentés. Ces explications ne rendent pas la chose plus acceptable.
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Mme St-Pierre s'en remet à la vigilance des consommateurs francophones, qui se résignent trop souvent à être servis en anglais, en vertu de ce que Joseph Facal a appelé avec une franche lucidité l'«accommodement des cocus».
Il est vrai que de nombreux francophones semblent fatigués de faire de leur vie quotidienne un combat pour la langue et sont prêts à se satisfaire du mieux que rien. Le projet souverainiste souffre de la même lassitude.
Pendant des années, la crainte de la séparation a constitué un puissant incitatif à la francisation, mais cette épée de Damoclès est maintenant bien émoussée. Le message envoyé tant par la société civile que par la classe politique n'est plus assez puissant.
Certes, les francophones doivent se montrer plus exigeants, mais la remarque que cette gérante d'un restaurant du centre-ville a faite à la serveuse-journaliste du Journal de Montréal démontre les limites de ces pressions. «Tu peux travailler quand même. Ils [les clients qui se plaignent] ont du temps à perdre.»
L'évolution démographique de Montréal risque d'aggraver encore le problème. En 1999, on prévoyait que les francophones de souche seraient minoritaires en 2021. C'est déjà fait. Dans 25 ans, y aura-t-il encore une masse critique suffisante? On demande déjà un gros effort d'intégration aux immigrants. Peut-on aussi exiger qu'ils nous suppléent dans le combat pour le français?
Même dans un Québec souverain, il serait illusoire de s'imaginer que Montréal puisse devenir une ville totalement francophone. De toute manière, l'anglais fait aussi partie de notre patrimoine. Le défi consiste plutôt à éviter que la métropole redevienne une ville bilingue. À ce moment-là, il sera trop tard pour faire une étude.
mdavid@ledevoir.com
L'étude fantôme
Il est étonnant que la ministre St-Pierre ait pu juger s'il y avait lieu d'intervenir ou non sur la base d'informations aussi incomplètes. À moins, bien entendu, que le gouvernement Charest ait décidé de n'intervenir sous aucun prétexte.
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