La conquête de 1759 aurait-elle constitué une formidable occasion d’inventer le multiculturalisme à la canadienne ? Épineux débat, que soulève un commentaire de Jason Kenney ayant refait surface dans l’actuelle campagne.
Intéressante découverte du site Press Progress : en 2012 en Italie, le ministre conservateur Jason Kenney et potentiel prétendant à une éventuelle succession de Stephen Harper, dissertait sur le multiculturalisme au Canada. Celui-ci, affirmait-il, découle non pas de théories marxistes (comme en Europe) mais d’une pratique. Le multiculturalisme au Canada ne provient donc pas de cerveaux portés sur l’« ingénierie sociale », mais bien de l’expérience empirique. Elle fut inspirée par le pragmatisme propre au « libéralisme de l’Empire britannique ». Aux yeux de Kenney, les « Britanniques ont développé une aptitude remarquable pour accommoder les différences ». Et Kenney de donner l’exemple de l’après-1759 : « Lorsque les Britanniques ont conquis les Français en Nouvelle-France au XVIIIe siècle, ils n’ont pas tenté d’assimiler les catholiques français à la culture ou à la société de la religion protestante britannique, mais leur ont plutôt lancé l’invitation de maintenir leur identité et leurs institutions catholiques, la langue française, le Code civil et leur système juridique. »
Évidemment, cette interprétation extrêmement rose des débuts du Dominion a quelque chose de comique ; l’histoire du Canada racontée par et pour des Calinours. Ce récit fait l’impasse sur quelques détails… comme le serment du test, les luttes pour le principe électif et le gouvernement responsable, qui conduisirent aux rébellions. Il y eut certes l’Acte de Québec de 1774, mais il s’agissait non pas d’une gentille « invitation », mais avant tout d’une façon d’éviter que les Canadiens français nouvellement conquis — qui formaient une majorité dans la colonie — ne se joignent aux révolutionnaires Américains.
Du reste, il faut l’admettre, les théories de la « bonne conquête » à laquelle s’apparentent les thèses de M. Kenney sont nombreuses dans l’historiographie. En 2009, le professeur Charles-Philippe Courtois rappelait dans un texte fort les thèses de 1799 de monseigneur Plessis, selon qui la conquête fut « providentielle » puisque la tutelle anglaise avait préservé les Canadiens des affres des révolutions américaine et (surtout) française. Pour des historiens contemporains, soulignait Courtois, la conquête fut tout aussi providentielle, mais, paradoxe, pour des raisons totalement inverses : elle aurait permis « l’insertion du Québec dans un système libéral ». L’idée se trouvait déjà chez Pierre Elliott Trudeau : « Les Canadiens français sont peut-être le seul peuple au monde qui jouisse du régime démocratique sans avoir eu à lutter pour l’obtenir. » (Voir Le fédéralisme et la société canadienne-française, 1967) Chanceux que nous sommes ! La démocratie, on nous en a fait cadeau ! Les 92 résolutions de Papineau, la lutte pour le gouvernement responsable ? Les rébellions, les patriotes pendus ? D’accord, le gouvernement responsable fut accordé en 1848. Mais il ne l’est, note Courtois, qu’« au prix de la mise en minorité » du Québec.
L’historien note que les nouvelles théories de la « conquête providentielle » font leur chemin jusque dans le cours d’histoire et d’éducation à la citoyenneté de 2007. La Nouvelle-France y est associée aux concepts de « dépendance », d’« esclavage » et d’« absolutisme » alors que « le régime anglais est le moment de réfléchir aux concepts de démocratie et de nation » !
Revenons à Kenney. Il soutient que le génie britannique pour « accommoder les différences » fonde le multiculturalisme canadien. Que le Québec a pu demeurer lui-même grâce à cela. En réalité, le multiculturalisme a été inventé par le gouvernement Trudeau, en 1972, justement pour nier l’existence d’une nation québécoise. Comme l’a bien démontré Will Kymlicka, cette politique mettait sur le même pied — à dessein ? — les communautés ethniques issues de l’immigration et les minorités nationales ; ces dernières préexistaient à la naissance du Canada, ont été conquises : les Québécois et les nations autochtones. Le Québec a réclamé pendant des années des changements constitutionnels pour réformer 1867, pour fonder une fédération multinationale. Or, comme l’écrit Will Kymlicka, « la seule réforme constitutionnelle qui eut lieu [en 1982] était empreinte de la haine idéologique de Trudeau pour le nationalisme québécois et a reçu l’appui de toutes les provinces sauf le Québec. Bref, en 30 ans de débats et de réformes constitutionnels, le Québec a sans cesse été le perdant et n’a rien gagné ».
Puis vint le « fédéralisme d’ouverture » de Stephen Harper et la reconnaissance que les Québécois forment une « nation ». Le premier a été abandonné et la seconde n’a aucun effet juridique. Même un Calinours serait désenchanté.
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