La diversité nuit-elle à la société?

Le célèbre sociologue Robert Putnam en arrive à une conclusion «politically incorrect»

Accommodements - au Canada...

Photo: Agence France-Presse
La diversité, c'est merveilleux, on le sait, on le répète. Robert Putnam, sociologue américain de Harvard, gourou du «capital social», croyait cela aussi. Jusqu'à ce que ses données semblent lui indiquer de sérieux problèmes d'«anomie» liée à la coexistence des cultures. Mais ce type de recherche empirique est-il fiable? Un débat essentiel à l'approche de l'automne Bouchard-Taylor.
«L'immigration, une richesse»: c'est devenu un lieu commun dans le débat des derniers jours déclenché par Jean Charest et Mario Dumont. Mais se pourrait-il que la «diversité ethnique» qu'engendre l'immigration mine le «capital social», c'est-à-dire tous ces réseaux (que certains qualifieraient de «citoyens») permettant la participation des individus à leur société? C'est la conclusion «politically incorrect» à laquelle est arrivé un des plus importants sociologues américains, Robert Putnam.
Ce dernier, professeur à Harvard, est devenu une superstar de la sociologie en 1995 avec un article intitulé «Bowling Alone» (il en a fait un livre cinq ans plus tard). Il y décrivait la chute de la participation civique et l'érosion de ce que plusieurs, depuis Alexis de Tocqueville au XIXe siècle, avaient présenté comme un élément essentiel à la démocratie américaine: les associations volontaires. Le concept de «capital social» frappa les esprits, pénétra le vocabulaire et les politiques publiques à une vitesse fulgurante. Et valut à son auteur, notamment, des invitations à la Maison-Blanche, tant sous Clinton que sous Bush. Putnam réfléchit aussi aux façons de surmonter le problème qu'il a décrypté.
C'est la parution, en juin, d'un nouvel article de Putnam qui a déclenché une importante polémique. Le texte, intitulé «E Pluribus Unum: Diversity and Community in the Twenty-First Century» (publié dans la revue Scandinavian Political Studies), reprend et approfondit un discours offert par le sociologue à l'occasion de la réception du prix Skytte, qu'on lui a décerné pour son concept de «capital social». Putnam y présente les premiers résultats de ses recherches sur l'impact de la diversité sur le capital social, et définit son programme.
Malaise
Putnam lui-même est mal à l'aise avec ses propres conclusions. Des universitaires de gauche estiment qu'il a trahi son camp. Alors que des conservateurs tels l'ancien candidat à la présidence, Pat Buchanan, crient au génie et le félicitent de provoquer une prise de conscience des risques de l'immigration...
Dans son article, Putnam soutient qu'il «serait dommage qu'un progressisme "politically correct" s'emploie à nier le fait que la diversité représente un défi pour la solidarité
sociale». Pour ajouter ensuite qu'il «serait tout aussi dommage qu'un conservatisme ahistorique et ethnocentrique nie qu'il soit faisable et souhaitable de relever ce défi».
Mais au fait, comment en arrive-t-il à sa conclusion?
D'abord, Putnam rappelle que, dans une société au riche capital social, les enfants grandissent en bonne santé, tout le monde est plus en sécurité, l'espérance de vie est même plus grande et la vie démocratique, de qualité. Sans le fameux capital, ces indicateurs chutent.
L'enquête de Putnam a été menée il y a quelque temps (en 2000) auprès de 30 000 personnes dans 41 villes et villages des États-Unis, riches et pauvres, autant Blancs que Noirs, Latinos ou Asiatiques. On a questionné les répondants pour savoir s'ils ont confiance en leur voisin. Mais aussi sur leurs «pratiques et attitudes civiques», ainsi que leurs amitiés.
Conclusion: plus la diversité ethnique est élevée,
- moins les citoyens font confiance aux gouvernements, aux dirigeants et aux médias locaux,
- moins les taux d'enregistrement sur les listes électorales sont élevés,
- moins les gens font du bénévolat ou se permettent des dons aux organismes de charité,
- moins les citoyens sont enclins à participer à des projets communautaires,
- moins ils ont des amis ou des confidents,
- plus les gens sont des téléphages et se disent d'accord avec l'énoncé «la télévision est mon divertissement le plus important».
Autrement dit, le capital social est alors plutôt asocial!
La diversité et les tortues
En somme, Putnam estime que ses données infirment les deux théories les plus courantes dans la littérature au sujet de l'immigration. La première, celle du «contact» (très courante chez les bien-pensants des grandes villes), veut que plus on rencontre des gens de cultures autres que la nôtre, plus on devient tolérant. La seconde, celle du «conflit», postule au contraire que plus les gens rencontrent des gens différents d'eux, plus les individus se replient sur leur communauté et finissent par former des ghettos ou des quasi-ghettos.
Putnam, lui, conclut de ses recherches que la diversité conduit les gens à se comporter comme... des tortues: «La diversité entraîne de l'anomie et de l'isolement. [...] les gens qui vivent dans des lieux diversifiés semblent "se réfugier dans leur carapace, comme les tortues".» Dans ces lieux diversifiés, non seulement les niveaux de confiance dans les membres des autres communautés s'affaissent-ils, mais parallèlement, la confiance à l'égard des membres de la communauté dont on est issu s'érode. L'individu, pour reprendre la formule de Tocqueville, se réfugie «dans la solitude de son propre coeur».
Mais Putnam est un optimiste. Les problèmes liés à la diversité se font surtout sentir au début du processus de diversification d'une société. À moyen et à long terme, la diversité livre des fruits. Et ils ne sont pas négligeables. La créativité a tendance à être plus grande dans les collectivités diversifiées, rappelle-t-il. Les prix Nobel américains, par exemple, sont souvent des immigrants. La croissance économique, aussi, est plus grande dans les sociétés diversifiées: «Les revenus des Américains de souche augmentent plus rapidement dans les endroits où il y a des immigrants», rappelle Putnam en citant une célèbre étude.
Selon le sociologue, le défi des sociétés modernes sera de concevoir des politiques qui pourront contrer l'anomie engendrée par la diversité, dans un premier temps, afin d'en recueillir les bienfaits le plus vite possible.
Méfiance
Peu de chercheurs québécois connaissaient l'article de Putnam lorsque Le Devoir les a joints. Membre du comité-conseil de la commission Bouchard-Taylor, le philosophe Daniel Weinstock de l'UdeM se promet de lire le texte, mais admet être sceptique: «Pour démontrer des réels liens de cause à effet dans les phénomènes sociaux grâce à une étude empirique, il faut se lever de bonne heure! Il y a tellement de facteurs qui peuvent entrer en ligne de compte.»
Micheline Labelle, directrice du Centre de recherche sur l'immigration, l'ethnicité et la citoyenneté (CRIEC), se méfie aussi, mais pour d'autres raisons: «C'est dans le vent aujourd'hui d'attaquer la diversité et de la présenter comme une cause de la fragmentation de la "sublime communauté politique" qui était autrefois prétendument homogène...»


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