« On est venus lui poser des questions sur le fonctionnement de la démocratie en Suède. »
Sur la place centrale de Rinkeby, la petite Sedra, 11 ans, s’exprime dans un anglais impeccable. Avec ses camarades de classe, cette enfant de réfugiés irakiens est venue prendre la collation au stand du candidat de son quartier, Elvir Kazinic. Membre du Parti social-démocrate au pouvoir depuis deux mandats, M. Kazinic est lui-même un réfugié de Bosnie arrivé en Suède dans les années 1980. Ici, plus de 80 % des habitants sont des immigrants de première ou de seconde génération.
Comme Sedra, la plupart des filles du groupe portent le voile islamique. Pendant que le candidat explique aux enfants ce qui se jouera lors des élections générales de dimanche prochain — où le bloc de gauche mené par les sociaux-démocrates est au coude-à-coude avec celui de droite —, seuls les plus assidus prennent des notes pendant que les autres rigolent dans un coin en croquant une pomme ou une poire.
Pourtant, on ne rigole pas tous les jours dans cette banlieue verte et proprette située à 10 kilomètres de la capitale et qui accueille des migrants venus de Somalie, d’Iran, d’Irak, de Turquie, d’Éthiopie, de Grèce, de Pologne ou de Chine. Car derrière ces HLM à taille humaine, avec leurs parcs verdoyants, leur fontaine et leurs jardins pour personnes âgées se cache une tout autre réalité.
« Ici, on peut se tirer à la kalachnikov, dit Khaled, un réfugié irakien arrivé il y a 22 ans et devenu chauffeur de taxi. Pour moi, ça va, mais ma famille ne veut plus vivre ici à cause de la criminalité et du trafic de drogue. Les membres des gangs n’arrêtent pas de se tirer dessus. La Suède devrait faire plus attention au choix de ses immigrants. »
Une criminalité qui explose
Rien d’étonnant à ce que la criminalité soit devenue la principale préoccupation des électeurs qui iront aux urnes dimanche. De quoi écorner l’image de carte postale que projette la Suède à l’étranger.
Depuis janvier dernier, 48 personnes sont tombées sous les balles d’un tueur, un nombre qui a plus que doublé en 10 ans. Selon une enquête du Conseil national de la prévention du crime, la Suède arrive au second rang parmi 22 pays européens pour le nombre de morts par balles, tout juste derrière la Croatie. Une progression unique en Europe.
Comme en France, les incendies de voitures sont aussi devenus quotidiens. En 2020, le gang Ali Khan, dirigé par un imam d’origine libanaise, avait terrorisé plusieurs quartiers de la seconde ville de Suède, Göteborg. L’an dernier, la mort du jeune rappeur Einár, abattu devant chez lui pour une affaire liée aux gangs de rue, a ému tout le pays.
« Dans un pays traditionnellement aussi paisible que la Suède, c’est un véritable choc », dit le politologue québécois Henry Milner, qui enseigne depuis longtemps à l’Université d’Umeå et vient de publier le livre Observateur engagé, où il évoque notamment son parcours suédois. « Cette élection est très différente des autres. Parler de la loi et de l’ordre dans une élection suédoise, c’était inimaginable il y a quelques années à peine. Il a pourtant fallu se rendre à l’évidence. Les Suédois sont en train de perdre leur naïveté : bienvenue en Europe ! »
Pour les trois grands partis — les sociaux-démocrates (centre gauche), les modérés (droite) et les démocrates suédois (populistes) —, il ne fait guère de doute que cette criminalité qui déborde largement les quartiers dits sensibles est liée de près ou de loin à une immigration mal contrôlée. « Trop d’immigration et trop peu d’intégration ont créé des sociétés parallèles où les gangs criminels ont pris racine et progressé », a déclaré la première ministre, Magdalena Andersson, qui veut rompre avec l’image d’une Suède qui s’est longtemps considérée comme une « superpuissance morale ».
Pas de « regroupements ethniques »
Malgré la popularité personnelle de la première ministre Andersson, la réélection des sociaux-démocrates, qui dominent la vie politique suédoise depuis un siècle, est loin d’être assurée dimanche.
Face à la progression des populistes d’Anders Akesson, cette ancienne championne nationale de natation n’a eu de cesse de se démarquer de l’ancien laxisme de son parti en matière d’immigration. Elle propose notamment une réduction draconiennedu nombre d’immigrants, d’ailleurs déjà largement en cours. Et pour faciliter l’intégration, elle veut limiter à moins de 50 % leur nombre dans les municipalités. Pour cela, elle compte attirer dans les banlieues des familles plus aisées et forcer les nouveaux arrivants à s’installer dans les localités qui leur seront assignées. Elle compte enfin pousser les municipalité s à enrôler dès trois ans les enfants d’immigrants dans les maternelles. « Nous ne voulons pas de Chinatown en Suède, nous ne voulons pas de Somalitown ou de Petite Italie », a-t-elle tranché dans les pages du grand quotidien de Stockholm Dagens Nyheter.
Cette élection est très différente des autres. Parler de la loi et de l’ordre dans une élection suédoise, c’était inimaginable il y a quelques années à peine. Il a pourtant fallu se rendre à l’évidence.
L’affirmation en a fait sursauter plus d’un, dit le politologue Nicholas Aylott. « Il y a quelques années à peine, les sociaux-démocrates suédois dénonçaient leurs amis danois qui proposaient ce genre de mesures. Aujourd’hui, ils leur emboîtent le pas. »
Il faut dire que, lorsqu’en 2006 et 2010 le premier parti de Suède a été chassé du pouvoir, il a traversé une crise. Mais la principale surprise est venue en 2010 avec l’entrée au Parlement du Parti démocrate, un parti aux origines néonazies qui prône l’immigration zéro, la limitation du droit d’asile, l’expulsion des criminels étrangers et la fin de la réunification familiale.
« Après la tuerie commise en Norvège par l’extrémiste de droite Anders Breivik, il était devenu impossible d’émettre la moindre réserve sur l’immigration sans se faire traiter de raciste, raconte M. Aylott. Lors de la crise des réfugiés de 2015, la Suède en a accueilli plus de 250 000 ! Un nombre démesuré pour un pays qui n’avait pas 10 millions d’habitants. Nous n’avions pas les structures pour cela. La Suède a toujours été un pays paisible avec une faible criminalité et peu de policiers. Bien sûr, la criminalité ne s’explique pas seulement par l’immigration, mais sans elle, elle n’aurait pas cette ampleur. »
Intégration ou exclusion ?
Si ce virage politique rejoint l’opinion d’au moins 58 % des Suédois, elle a semé la pagaille dans le bloc de gauche, où les alliés traditionnels, les verts et le Parti de gauche, sont loin d’être sur ces positions.
Pour la sociologue de l’Université de Stockholm Andrea Voyer, « il est futile de s’en prendre aux ghettos et de penser les éliminer ». « Le débat actuel m’inquiète, car ces quartiers sont naturels. Ils existent partout et, selon moi, c’est même par là que passe l’intégration. Ce n’est pas une bonne idée de stigmatiser leurs habitants. S’il arrive que certains immigrants en deviennent prisonniers, c’est d’abord à cause de l’exclusion. L’immigration ne se fait pas à sens unique : c’est un processus d’acclimatation mutuelle. »
Selon cette Américaine dont la grand-mère a quitté Rimouski au siècle dernier pour aller travailler dans les usines de Lewiston, dans le Maine, les mesures destinées à réduire le nombre de ghettos ne donneront rien. Quant « à la prolifération des gangs criminels, elle est surtout liée à la jeunesse, pas à l’immigration proprement dite », dit-elle. Pour favoriser l’intégration, le gouvernement ferait mieux d’« assurer un apprentissage systématique de la langue, ce qui n’est pas vraiment le cas actuellement ».
« On a été naïfs »
Porte-parole du Parti social-démocrate sur les questions internationales, Johan Hassel préfère parler de « zones vulnérables » plutôt que de ghettos. Mais il soutient que l’ouverture tous azimuts de son parti à l’immigration était en train de le couper de sa base traditionnelle issue des milieux ouvriers et populaires.
« Je viens d’un milieu semi-rural et j’ai vu les populistes progresser dans des régions du Nord qui nous étaient traditionnellement acquises. On n’a pas assez écouté ces populations qui ont souffert d’une mondialisation non maîtrisée. On a été naïfs sur la question de la criminalité. On a échoué, il faut le reconnaître. On veut moins d’immigrants, car on veut mieux les intégrer. Avec plus de logements et de ressources scolaires. »
Selon lui, le fossé est aujourd’hui béant entre la main-d’oeuvre peu qualifiée qui habite ces quartiers et la pénurie de personnel très qualifié que connaît la Suède. Il faudra du temps pour le combler. Lorsqu’on lui donne l’exemple des socialistes français, qui ont souvent levé le nez sur ces problèmes, il réplique aussitôt : « Ne me parlez pas d’un parti qui est pratiquement disparu. Nous, on veut rester en vie ! »
Depuis qu’un poste de police a été construit au centre de Rinkeby et qu’il y a des patrouilles de nuit, la sécurité s’est un peu améliorée dans le quartier, dit Freddy, un ancien journaliste de la République dominicaine qui a fui son pays en 1970 avec trois camarades pour sauver sa vie. « En général, je ne vote pas aux élections. Mais depuis quelques années, j’étais plutôt sensible aux arguments des démocrates suédois, même si je n’aime pas toutes leurs politiques. Peut-être que Magdalena Anderson va me convaincre de redevenir social-démocrate. J’attends quand même pour voir… »