Guy Taillefer - L'Inde aussi a eu ses «indignés», portés par un petit homme de 74 ans, Anna Hazare, et la grève de la faim, «jusqu'à la mort s'il le faut», qu'il a entreprise contre la corruption qui mine le pays. S'y est soudé un ample mouvement populaire. L'expression du ras-le-bol contre les dessous-de-table a été sans précédent. Troisième d'une série de quatre articles.
New Delhi — Jaresh Singh est agent immobilier à Delhi. Le boom de la construction domiciliaire ne l'a probablement jamais si bien nourri. Il est aussi astrologue. Porte à chaque doigt de grosses pierres semi-précieuses. Assis dans son petit bureau sous une image de Guru Nanak, fondateur du sikhisme, il interrompt sa dissertation sur la spécificité de l'astrologie indienne, «fondée sur la lune plutôt que le soleil», et laisse tomber: «On dirait que les policiers demandent moins de bakchichs depuis que Hazare s'est manifesté.» Pour le commun des Indiens, dont le quotidien est meublé de petites extorsions, c'est déjà ça de gagné.
Les dieux, les affaires et les astres sont en Inde des mondes entremêlés. Ceci expliquant cela, un vieil homme se réclamant du Mahatma Gandhi, à la morale très conservatrice en tout autre domaine, a réussi en 2011 à rallier l'opinion publique à sa croisade anticorruption. Son arme de prédilection: la grève de la faim. Son objectif: forcer le Lok Sabha (la Chambre des députés indienne) à créer une fonction de superprotecteur du citoyen doté de très larges pouvoirs d'enquête et de sanction contre les petits et hauts fonctionnaires, les juges et les élus — y compris le premier ministre — soupçonnés de corruption. Comme chez les autres «indignés» de la planète, le coup de gueule collectif fut largement spontané, symptôme de l'ampleur de l'exaspération, encore que les médias ne se soient pas fait prier pour relayer l'affaire. Les plus grandes manifestations ont eu lieu à Delhi, en présence de dizaines de milliers de personnes, mais la croisade d'Anna a essaimé dans toutes les grandes villes du pays.
Hazare a jeûné une première fois en avril dernier pendant cinq jours, arrachant au gouvernement du premier ministre Manmohan Singh la promesse de créer la fonction et de lui donner des dents. Devant les tergiversations de la classe politique, le «gandhien du XXIe siècle», comme certains l'ont baptisé, a remis ça fin août pendant 13 jours. La nouvelle a fait le tour du monde. À la mi-décembre, la loi créant le super-ombudsman n'ayant toujours pas vu le jour, il a rejeûné pendant une journée... Le projet de loi a finalement été déposé le jeudi 22 décembre au Parlement.
«La corruption est la malédiction de notre pays», a écrit en éditorial Aroon Purie, éditeur en chef d'India Today, magazine à grand tirage. Et le problème, ajoutait-il, ne fait que croître depuis vingt ans, à mesure que le pays s'enrichit. Deux scandales de corruption ont en particulier fait déborder le vase, à la fin de 2010: d'abord celui des sommes gigantesques dépensées et détournées dans le cadre de l'organisation des Jeux du Commonwealth, puis celui, plus gros encore, de la vente à rabais de licences de télécommunication. Le gouvernement Singh a promis de sévir et une vingtaine de responsables, aujourd'hui libérés sous caution, ont bien été jetés en prison, mais il a pour l'essentiel réagi avec indifférence, sinon avec maladresse, comptant que l'indignation publique allait s'évaporer. C'est ainsi qu'en mars dernier, à la stupéfaction générale, le gouvernement nommait à la tête de la Commission fédérale de vigilance (l'équivalent de notre Vérificateur général) un ancien ministre de l'État du Kerala soupçonné par la justice d'être mêlé à une arnaque d'importation de nourriture. «Tout ce qui est illégal n'est pas moralement mal», avait réagi le porte-parole du parti du Congrès (au pouvoir), Abhishek Manu Singhvi. En août, alors qu'Hazare s'apprêtait à entreprendre son grand jeûne, les autorités ont commencé par le jeter en prison, dans l'espoir d'étouffer le mouvement, avant de se rendre compte de leur gaffe et de le libérer.
Besoin de réforme électorale
Que le poste d'ombudsman (lokpal, en hindi) soit créé avec ou sans toutes les dents que voudrait lui donner «Team Anna», le mouvement anticorruption — le fait surtout des classes moyennes urbaines — a ébranlé la classe politique indienne de façon spectaculaire. Le réseau CNN IBN vient de faire de Hazare sa personnalité de l'année.
Si le mouvement ne donne pas de signes d'essoufflement, beaucoup, y compris au sein de la société civile, trouve cependant les revendications d'Anna bien incomplètes. «Comme si la création d'un puissant lokpal allait comme par magie libérer le pays de toute la corruption, dit l'activiste Aruna Roy. Et comme si ce protecteur tout-puissant ne risquait pas lui-même de se corrompre.»
L'approche est autoritaire, disent les critiques, comme l'est lui-même Hazare, qui est d'ailleurs allé jusqu'à proposer qu'on coupe les mains aux corrompus. Pas très gandhien, a-t-on fait remarquer.
Ensuite, l'Inde dispose déjà de toute une panoplie de lois, à commencer par la Loi sur la prévention de la corruption, adoptée en 1988, pour lutter contre le grand mal, soulignait récemment le commentateur Dileep Padgaonkar. «Mais il y manque un ingrédient essentiel: la volonté politique d'en appliquer la lettre et l'esprit.» Pour la seule année de 2009, 3683 cas de corruption ont été enregistrés. Une fraction d'entre eux a fait l'objet d'un suivi, vu l'anémie de moyens dont disposent les enquêteurs de l'État.
Plus fondamentalement, plaide dans la revue Tehelka le journaliste Prem Shankar Jha, la lutte contre la corruption en Inde passe par un financement des partis politiques beaucoup plus transparent qu'il ne l'est actuellement. Il est naïf, dit-il, de penser qu'un protecteur du citoyen réglera quoi que ce soit.
C'est la première ministre Indira Gandhi qui, ayant failli perdre les élections générales de 1967, a semé les graines de l'État clientéliste actuel en retirant aux entreprises, mais sans prévoir de solution de rechange, le droit de contribuer au financement des partis politiques. Elle le fit non pas, comme elle le prétendit, pour réduire l'influence de la grande entreprise sur les politiques gouvernementales, mais pour couper les vivres à l'opposition, en votant une loi qu'elle pourrait ensuite, puisqu'elle était au pouvoir, violer impunément. Cette interdiction a été levée en 2003, mais elle a laissé des traces. La démocratie intrapartisane n'existe pas en Inde. Une candidature à une élection s'achète, littéralement, et à prix fort. Le financement des partis politiques est essentiellement une opération clandestine où les pots-de-vin, affirme M. Jha, sont devenus la norme à tous les échelons du pouvoir. Rien ne changera, selon lui, tant que ne sera pas créé un «très grand fonds public» de financement des partis. Il se trouve au moins un leader politique indien pour tenter de s'attaquer au problème: le jeune Rahul Gandhi, peut-être futur premier ministre du pays. Reconnaissant que «la corruption est le symptôme de structures politiques et économiques opaques», il a tenté de démocratiser le Parti du Congrès ces dernières années, en commençant par son aile jeunesse. Avec un succès mitigé.
Sa grève de la faim terminée, en août dernier, Anna Hazare est allé se rétablir dans un chic hôpital privé de Gurgaon, dans le sud de Delhi. Ce qui n'a échappé à personne. Dans un long papier, le magazine OPEN a relevé que, dans un pays comme l'Inde, la grève de la faim de M. Hazare et l'ampleur de l'adhésion qu'elle a suscitée dans l'opinion publique étaient troublantes à plus d'un égard: chaque jour en Inde, affirme le magazine, citant des sources onusiennes, 7000 personnes meurent de faim dans l'indifférence la plus totale.
L'année de l'indignation (3)
La grève de la faim contre les dessous-de-table
En Inde, un vieil homme a rallié l'opinion publique à sa croisade anticorruptio
Laissez un commentaire Votre adresse courriel ne sera pas publiée.
Veuillez vous connecter afin de laisser un commentaire.
Aucun commentaire trouvé