Des policiers de New York arrêtent un protestataire au cours d’une «journée d’action» du mouvement Occupy Wall Street, le 17 novembre dernier.
Photo : Agence Reuters Mike Segar
Éric Desrosiers - Le mouvement Occupy Wall Street, lancé à Vancouver par la revue anticonsumériste Adbusters, a atteint cet automne des centaines de villes, dont Montréal, mettant en lumière les échecs du capitalisme. Dernier d'une série de quatre articles.
Joan Deas ne croyait pas être du bois dont on fait les militants. Chercheuse en relations internationales à la Chaire Raoul-Dandurand en études stratégiques et diplomatiques de l'UQAM, la jeune Française de 25 ans avait toujours préféré jusque-là le rôle d'observatrice. Mais quelque chose a changé lorsqu'elle a vu fleurir le printemps arabe.
«Ç'a été un choc de voir ces populations privées de tous les droits nous servir une pareille leçon de démocratie. Jusque-là, on était tous plongés dans une sorte de léthargie, même si la crise avait montré, une fois de plus, que notre modèle de développement mène à la catastrophe. Que le système est comme ce personnage de dessin animé qui continue de courir droit devant lui sans se rendre compte qu'il a dépassé le bord du précipice et qu'il n'y a plus que le vide sous ses pieds. Quand j'ai vu arriver le mouvement Occupons Montréal, j'ai pensé que je devais y participer, sans quoi je ne pourrais plus me regarder dans le miroir.»
Joan Deas a dormi deux semaines sous la tente au square Victoria, rebaptisé pour l'occasion «place du Peuple». Chaque matin, elle partait faire sa journée de travail puis revenait participer à la vie du camp installé en plein coeur du quartier des affaires de Montréal, faite de longues assemblées délibératives, de petites corvées et de multiples rencontres. Fondée le 15 octobre, la petite colonie a compté jusqu'à 250 tentes et 400 participants, avant de commencer à s'étioler puis d'être démantelée pacifiquement à la fin du mois de novembre.
Les 99 %
Lancé depuis Vancouver par la revue anticonsumériste, Adbusters, le mouvement Occupy Wall Street s'est rapidement étendu, cet automne, du parc Zucotti, à New York, à quelques centaines de villes, dont au moins une dizaine au Canada. Le mouvement disait vouloir défendre les intérêts de 99 % de la population contre les pouvoirs et privilèges des grands financiers, la croissance des inégalités, l'inertie coupable des gouvernements et tous les autres échecs du capitalisme.
La dernière crise financière et économique a pourtant donné lieu à plus d'une promesse de réformes du marché financier et du mode de développement économique dans les pays industrialisés. Ces promesses sont toutefois largement restées lettre morte, estime Bernard Élie, professeur de sciences économiques à l'UQAM. «Contrairement à la crise des années trente, la leçon n'a pas du tout porté. C'est toujours la même caste qui s'enrichit et s'autocongratule.» Presque rien n'a été fait, dit-il, en matière de lutte contre les paradis fiscaux, de contrôle des salaires des dirigeants d'entreprises, de transparence accrue du marché des produits dérivés ou d'encadrement des agences de notation.
Un grand nombre de solutions, comme l'imposition d'une taxe sur les transactions financières, requéraient l'adoption de règles communes à l'ensemble des pays, mais les gouvernements semblent incapables d'en convenir, poursuit Bernard Élie. «On a fondé au début de grands espoirs dans le G20, mais il s'est révélé décevant.» Contrairement à la Grande Dépression qui avait ouvert la porte aux théories de John Maynard Keynes, aucune solution de rechange aux théories économiques en vogue depuis 30 ans ne semble, non plus, en voie d'émerger.
Rendre à César...
Certaines affirmations des manifestants du square Victoria en ont fait tiquer d'autres. Certains n'ont pas manqué, entre autres, de rappeler que le monde financier canadien n'a pas versé dans les mêmes excès qu'à New York ou Londres.
«Je n'ai pas de mal à imaginer que les États-Unis seraient aux prises avec un problème d'inégalités et de pauvreté croissantes, mais il faut dire les choses comme elles sont: ce n'est pas le cas au Québec», note pour sa part Luc Godbout, professeur à la Chaire de recherche en fiscalité et en finances publiques de l'Université de Sherbrooke. S'il est vrai que le marché creuse de plus de plus les écarts de revenus entre les riches et les pauvres partout sur la planète, la fiscalité et les paiements de transferts continuent de faire leur travail de répartition de la richesse, dit-il.
Il en veut notamment pour preuve le fait que le revenu de marché du cinquième de la population le plus riche au Québec était 8,2 fois plus élevé que celui du cinquième le plus pauvre en 1976, mais que cet écart se réduisait de moitié (4,3) une fois passés les impôts et transferts. L'effet égalisateur de ces mécanismes publics de répartition de la richesse était encore plus spectaculaire en 2009, alors que les revenus de marché des Québécois les plus riches ont été 11,2 fois plus élevés que ceux des plus pauvres; or, au final, ils n'ont gagné que 4 fois plus que les autres.
Un constat similaire s'impose en matière de pauvreté, poursuit l'expert. La proportion de la population québécoise vivant sous le seuil de la pauvreté, telle que définie par le Centre d'étude sur la pauvreté et l'exclusion, est restée, de 2000 à 2009, d'environ 25 % pour les personnes seules, mais s'est réduite de 7,1 à 4,5 %, pour les ménages de deux adultes et deux jeunes enfants et a fortement baissé, passant de 36 à 21 %, chez les familles monoparentales d'un enfant. Ces derniers progrès découlent évidemment de plusieurs facteurs, dont, au premier chef, la création d'emplois. Mais cette dernière a aussi été influencée par des politiques publiques, comme la mise sur pied du réseau des garderies.
«Je veux bien qu'on critique le système québécois, mais encore faut-il le faire pour les bonnes raisons et savoir reconnaître ses succès quand il y en a», conclut Luc Godbout.
Un premier pas essentiel
On a beaucoup entendu reprocher aux manifestants du mouvement Occupy Wall Street de se contenter d'une critique tout aussi générale que floue du système, sans programme politique ni pistes de solution. «Cette absence de programme politique ne me dérange pas. Les cibles visées sont les bonnes», dit Harvey Mead, premier commissaire au développement durable du Québec de 2007 à 2008 et acteur dans le domaine depuis 45 ans. Contrairement aux indignés arabes ou même européens, les Nord-Américains commencent à peine à prendre concrètement conscience du lien qui existe entre les crises économiques et financières, dont tout le monde s'occupe, et les crises des changements climatiques, de la pauvreté, des inégalités...
«Il faut voir cela comme les premiers pas d'un mouvement qui n'a pas encore atteint une masse critique», pense-t-il. Un mouvement qui n'est pas sans rappeler, à ce Québécois d'origine américaine, les débuts de la lutte des droits civiques aux États-Unis et de la Révolution tranquille au Québec de sa jeunesse.
Il faudra toutefois faire vite, car les conséquences néfastes de notre conception actuelle du développement ne feront que s'aggraver et s'accélérer. «On dit partout qu'il y a un consensus sur le besoin d'un nouvel indicateur de développement humain, mais je ne vois aucune indication de l'application de ce consensus dans les faits. Tout cela est du théâtre et je crois que les gens s'en rendent de plus en plus compte», déplore cet auteur d'un récent ouvrage explorant justement ce que pourrait être un «indice de progrès véritable» qui remplacerait l'habituel produit intérieur brut (PIB).
Impact
Le mouvement d'occupation de cet automne semble avoir eu un résultat mitigé. Un sondage Senergis-Le Devoir rapportait en novembre que 85 % des Québécois avaient entendu parler du mouvement d'occupation commencé à New York. Moins de la moitié d'entre eux (46 %) disaient toutefois appuyer les revendications des indignés. De ce nombre, près de la moitié (45 %) critiquaient les pratiques douteuses du monde de la finance, mais presque autant dénonçaient «les taxes et impôts trop élevés» (40 %). Cette petite moitié de supporters en avait aussi, mais à un degré moindre, contre «l'endettement des gouvernements» (24 %) et les «inégalités croissantes» (24 %). L'aide aux démunis, la protection de l'environnement et l'emploi n'arrivaient que beaucoup plus bas dans la liste.
Joan Deas ne regrette rien. «On a créé un fantastique laboratoire vivant autour des valeurs de démocratie directe et de développement plus humain. On a connu des difficultés — dont les médias ont beaucoup fait écho —, puis ça s'est terminé. Cette expérience ne pouvait pas durer éternellement. D'un modèle sédentaire, nous essayons maintenant de passer à un mouvement nomade, furtif. Mais je crois que nous avons déjà réussi à passer un message.»
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Remise en question d'un système injuste
Occupy Wall Street a créé un «fantastique laboratoire vivant» autour des valeurs démocratiques, dit une chercheuse de Montréal
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