La mafia vs la classe moyenne

Ce n’est pas tous les jours, en effet, que l’on a l’opportunité de côtoyer une constituante

Tribune libre 2008


12 avril 2008, Montecristi, Équateur – L’Assemblée Nationale Constituante de l’Équateur est un lieu passionnant. Ce n’est pas tous les jours, en effet, que l’on a l’opportunité de côtoyer une constituante. Bien que l’Équateur ait une longue tradition de constituantes - depuis 1830, il s’agit de la vingtième – cela reste un exercice démocratique unique de par sa ponctualité très occasionnelle.
Après quelques deux semaines de présence à Montecristi, le lieu de naissance d’Eloy Alfaro, libéral radical du tournant des XIXème et XXème siècles, ce qui frappe le plus, en fait, ce ne sont pas les seuls changements que l’Équateur est en train d’entrerprendre, mais, bien plus, l’apparence, l’attitude, des bancs de l’opposition! Il est en effet comique, presque, de constater leur style mafieux.
Chaînes en or, vestons-cravates de goût douteux, habits plutôt sombres, tout y est! L’attitude est bien sûr aussi au rendez-vous durant les plénières de l’Assemblée: ils parlent forts, ce qui frôle parfois plus des discours criants colériques; ils sortent parfois de leurs gonds et provoquent des débuts de mêlées; ils jasent entre eux avec un dédain relatif lorsque les assembléistes du gouvernement prennent la parole.
Face à la mafia équatorienne retranchée dans les rangs de l’opposition et de leur quelques cinquante assembléistes, le bloc d’Acuerdo País, du gouvernement, avec ses 80 membres. Là, c’est plutôt rafraîchissant : ils sont moins formels, plus colorés, plus diversifiés. Ils sont aussi facile d’accès, des gens normaux quoi. En tout cas, ça détonne d’avec l’autre côté de l’Assemblée.
J’assiste de temps en temps aux débats de la Table 2, la commission chargée de la participation citoyenne et sociale et du système de représentation. À vrai dire, bien que certains ne soient pas des têtes à Papineau constitutionnelles, le fait qu’ils soient encadrés par un jeune prof brillant et préparé fait qu’ils sont orientés en plus d’être modérés. En fait, il s’agit de l’acteur-clé pour comprendre les travaux de la Table.
Il faut aussi dire que, parfois, le manque de compétence ou de connaissance peut ouvrir des portes intéressantes : la naïveté peut être source d’innovation. L’intention, donc, est la chose qui me semble la plus importante, tandis que la compétence des dirigeants du mouvement, aussi, est essentielle pour assurer une bonne direction. Il ne faudrait pas croire que c’est bien différent ailleurs, au Québec, par exemple.
On a bien des gens de calibre intellectuel et même moral douteux dans les partis politiques québécois. Ce qui, bien sûr, comme aurait pu le noter Lao-Tsé s’il vivait dans ce siècle, fait que les gens décrochent. A contrario, dans un pays dirigé par des gens savants et engagés, comme Correa, le Président de l’Équateur, et Alberto Acosta, Président de la Constituante, tous deux économistes, les gens embarquent.
Il y a un genre de « réillusionnement », comme si les gens des mouvements sociaux se rendent compte qu’il ne s’agit plus d’une société bloquée, qu’il y a des portes ouvertes, ou qui, si l’on cogne, peuvent s’ouvrir. Très différent du Québec avec ses tartes, ses girouettes et ses clowns dans le cirque de l’Assemblée nationale (dans un Canada uni). Les jeunes, par exemple, se remettent à voter, s’impliquent, embarquent.
Il est aussi rafraîchissant d’entendre des politiciens dénoncer le « néolibéralisme », qui envisagent de mettre en place une « démocratie post-libérale », qui ramassent l’« oligarchie », qui se laissent aller aux plaisirs d’envolées contre l’« impérialisme », qui déclinent le mot « révolution » – tous des termes que l’on ne peut espérer entendre dans la bouche des conformistes inintelligents qui gouvernent au pays (dans un Canada uni).
En tout cas, ça fait réfléchir.
Puisque je me dois tout de même de traiter un peu des activités de l’Assemblée Constituante, commençons par dire que les résultats de débats devront passer au référendum, qui aura lieu trois mois après la fin des travaux. La fin est prévue pour la mi-mai, mais il est possible qu’il y ait une extension des travaux d’un mois ou deux. Le référendum aura donc lieu, tout dépendant, entre août et octobre 2008.
Il n’y a que sept articles qui ont été jusqu’à maintenant adoptés par la Constituante, bien que les travaux sur l’ensemble du reste sont en cours. L’article 3 déclare que l’État équatorien est le propriétaire des ressources non renouvelables, notamment les mines et le pétrole, sur son territoire. Cela ouvre la porte à une nationalisation ou, du moins, donne un levier important au gouvernement pour contrôler ces ressources.
Il faut dire que des entreprises minières canadiennes et des multinationales pétrolières détruisent l’Amazonie équatorienne, bafouent les droits des indigènes et pillent les profits. Une telle action est donc nécessaire pour remettre les pendules à l’heure et affirmer la souveraineté du pays chez-lui. « Maîtres chez-nous! » pourraient-ils dire.
L’article 5, lui, rend inconstitutionnelle la présence de bases militaires étrangères sur le territoire national. Cet article, qui vise directement la base aérienne américaine de Manta, tout près de Montecristi, veut dire que les Américains fouttront effectivement le camp, ou plutôt qu’ils fouttront dorénavant constitutionnellement le camp, comme l’avait par ailleurs déjà annoncé Correa.
Enfin, deux autres changements ont jusqu’ici attiré mon attention parce qu’ils sont originaux. Le premier est de faire de la nature un sujet de droit. Il y aura donc des droits de la nature, une première mondiale, puis, aussi, l’on créera vraisemblablement un Ombudsman de l’environnement (Defensor ambiental) pour entendre les recours des gens qui veulent faire prévaloir les droits de la nature.
Autrement dit, la nature n’est plus que l’« environnement » de l’homme, ni n’est plus que réduite à sa dimension « ressources naturelles », mais devient un sujet de droits, personne juridique, ce qui lui consacre l’existence de droits propres. Il s’agit d’un coup d’hache dans la conception utilitariste que masque la notion d’environnement et qu’étaye sans honte celui de ressources naturelles.
Ensuite, curieux changement, l’on attribuera vraisemblement aux Équatoriens vivant à l’étranger, qui constituent 1/6ème de la population équatorienne, non seulement le droit de vote, mais aussi le droit d’élire quelques représentants issus de leurs rangs. C’est d’ailleurs le cas dans la présente constituante, où 6 des 130 membres viennent de l’étranger; un forum virtuel a aussi été organisé pour discuter avec les émigrants.
Ce changement se justifie par l’importance démographique de la diaspora équatorienne, mais aussi par son poids économique, car les exilés en Espagne, en Italie et au États-Unis envoient de l’argent à leurs familles au pays. On peut espérer que l’apport des députés hors-Équateur aille aussi pour effet d’enrichir les débats, avec des perspectives extérieures.
David Poulin-Litvak
Site web de l’Assemblée Nationale Constituante :

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3 commentaires

  • David Poulin-Litvak Répondre

    18 avril 2008

    Oui, je suppose, concernant l'intégration de la valeur économique des écosystèmes, qu'il serait intéressant de tenter de l'intégrer, mais c'est plus dans les indicateurs économiques qu'il faille commencer. Le patrimoine d'un pays devrait l'inclure, et, ceci fait, l'on devrait créer un PIBEN (produit national brut économique et naturel) intégrant les variations du "capital naturel" d'un pays. Comme vous vous en doutez, le problème réside dans l'évaluation de la valeur économique, mais aussi dans l'intégration ou l'exclusion de valeurs immatérielles de l'environnement (si la nature m'inspire, me fait écrire une oeuvre poétique ou mystique, ça vaut quoi en termes de bidou?).
    Les Américains parlent déjà de "ecological goods and services." Biens et services écologiques.

  • Archives de Vigile Répondre

    17 avril 2008

    Très intéressant.
    J'avais déjà milité, à l'occasion de l'École d'Été de l'INM, pour qu'on parle de droit et de valeur économique pour l'environement. Je crois en effet que ce n'est qu'empêchant les compagnies de traiter les écosystèmes comme des choses inexistantes ou gratuites, plutôt qu'en comptant sur leur bonne volonté de les traiter comme quelque chose dont nous faisons partie et qui ne devrait pas avoir de valeur, qu'on pourra régler ce problème.
    En tout cas merci pour ce petit texte sur la politique Équatorienne, que je ne connaissais pas mais sur laquelle je compte m'informer dans l'avenir grâce à vous.
    LJB

  • Raymond Poulin Répondre

    14 avril 2008

    Concret et très intéressant, votre article. Encore quelques-uns comme ça, et peut-être nos politiques en exercice et même en herbe commenceront-ils à se sentir pousser des idées...