Laïcité contre multiculturalisme

La querelle québécoise inquiète les conservateurs

Accommodements - Commission Bouchard-Taylor

La querelle des accommodements qui agite le Québec risque de se répandre ailleurs au pays. C'est du moins l'avertissement que le secrétaire d'État au multiculturalisme et à l'identité canadienne, Jason Kenney, a reçu de ses fonctionnaires, dans une note interne obtenue par le Globe and Mail. La chose inquiétera d'autant plus les conservateurs qu'ils misent, apprend-on, sur le vote ethnique et religieux pour obtenir une majorité à Ottawa.
La question des accommodements prenant une tournure politique, le ministre avait demandé une évaluation de la situation. Sous-ministre au patrimoine, Judith LaRocque y confirme que le débat met désormais en jeu l'immigration et le multiculturalisme. Les fonctionnaires trouvent urgent de «définir plus clairement le principe de l'accommodement raisonnable». À leur avis, le fossé entre «eux» et «nous» peut s'élargir.
La situation est particulièrement préoccupante au Québec, estiment-ils, car le fédéral s'emploie présentement à y résoudre «les problèmes affectant les groupes minoritaires». S'il n'a pas encore atteint ailleurs la même ampleur, note leur document, ce débat fait néanmoins croire à un «certain écart entre le modèle républicain français de traiter la religion dans l'espace public et le modèle du multiculturalisme canadien traditionnel».
Cet écart va-t-il produire des déchirements dans le reste du Canada? À en juger par l'actualité récente, on le penserait, mais pour d'autres raisons.
Si, au Québec, les partis provinciaux prônent «l'identité québécoise», voire la mise au pas des minorités, à Ottawa, au contraire, on rivalise de zèle pour répondre aux aspirations des groupes ethniques ou religieux minoritaires. Ainsi, un Stephen Harper envoie ses voeux pour Rosh Hashanah à des électeurs juifs, dont certains s'étonnent d'être ainsi sur une liste du premier ministre. Et une opposition libérale, oubliant sa longue exploitation des minorités, réclame à ce sujet rien de moins qu'une enquête du Commissaire à la protection de la vie privée.
Le Bloc québécois, lui, n'ayant pas d'élection à gagner ailleurs au pays, reste opposé au bilinguisme. Récemment, son chef, Gilles Duceppe, s'en est pris également à «l'idéologie du multiculturalisme». Il veut que le gouvernement Harper reconnaisse que «les Québécois forment une nation francophone en Amérique, non une nation bilingue».
La tactique des conservateurs
À ce discours-là, s'il manquait un peu d'humour, les recherchistes du Globe l'auront trouvé chez... Stephen Harper. Il y a peu d'années, en effet, lui aussi fustigeait bilinguisme et multiculturalisme. «La religion du bilinguisme a échoué, écrivait-il. Elle n'a conduit à aucune équité, n'a produit aucune unité et a coûté d'incalculables millions aux contribuables.» L'ex-Reform Party lui faisait même dire, dans un vocabulaire quasi religieux, que ces «pet projects of a political priesthood» ne reflétaient pas les voeux des Canadiens.
Or, le chef conservateur est maintenant un ardent défenseur des accommodements raisonnables, qu'il a célébrés à New York le mois passé. Et dans le récent «discours du Trône», il promet aussi d'améliorer les programmes du bilinguisme officiel pour les communautés minoritaires. Cependant, les raisons de cette conversion, quasi miraculeuse, étonnent moins depuis que Daniel Leblanc - le journaliste du Globe qui a révélé l'arme secrète des commandites libérales - a découvert la tactique discrète des conservateurs: gagner les électorats ethniques et religieux pour devenir majoritaires en chambre.
Le Parti conservateur, en effet, a mis au point un profil de certaines communautés (Building Bridges with Ethnic Communities and New Canadians). Dans une quarantaine de circonscriptions, ces votes-là peuvent lui donner la majorité qui lui manque. Ainsi, pour celle de Thornhill, dans la région de Toronto, les gens de confession juive comptent pour 42 710 électeurs (37 % de l'électorat). Il suffit d'en arracher 5000 aux libéraux, note le document, pour que le siège passe aux conservateurs.
Le parti a donc bâti une banque de données à partir de listes de noms qu'il s'est procurés auprès de firmes de publicité. Candidats et députés sont invités à récolter, lors d'événements spéciaux, cartes d'affaires et listes d'invités. D'autres informations peuvent provenir d'organisations comme Air Miles.
Bref, on croyait que ce gouvernement voulait voir qui se cache sous le niqab de quelques musulmanes. Il s'emploie surtout à découvrir les préférences des juifs et d'autres minorités ethniques ou religieuses. Bien sûr, les réactions n'ont pas tardé. Quand la police fait du profilage ethnique, on s'indigne, écrit un lecteur; chaque vote n'est-il pas censé être neutre à cet égard?
De quel droit, demande un autre, un parti peut-il cibler une personne en présumant de son appartenance ethnique ou religieuse? Si le Parti conservateur épousait vraiment la diversité de la société, note un troisième, il ne devrait pas avoir à tendre la main aux groupes ethniques: ceux-ci feraient déjà partie de cette formation.
Peccadilles ?
Commentant aussi cette stratégie, le Globe and Mail fait montre d'indulgence. C'est plutôt la tradition du Parti libéral de séduire des groupes minoritaires et de se les attacher qui était malsaine pour la démocratie, écrit ce quotidien. Il n'y a rien de choquant, estime-t-il, dans cet effort des conservateurs dans les circonscriptions multiculturelles. Ils le font gauchement, certes, et cela peut leur valoir des problèmes. «Mais ce sont là des peccadilles, conclut le Globe. Les conservateurs ont été si souvent taxés d'intolérance par leurs critiques ou d'être contre l'immigration, qu'on doit les féliciter quand ils essaient de "remplacer les libéraux" comme voix des communautés minoritaires. Cela montre qu'ils prennent la diversité du Canada au sérieux.»
Drôle de renversement des choses, à Montréal, ce sont les libéraux de Stéphane Dion qui poussent The Gazette à s'indigner. Dans certains milieux, écrit le quotidien montréalais, on jubile en voyant que le chef s'est ravisé et a finalement nommé Marc Garneau candidat dans Westmount-Ville-Marie. «Mais, déplore-t-on, il n'y a pas lieu de se réjouir chez les anglophones, qui sont encore une fois traités du revers de la main.»
Les sièges «francophones» sont devenus si difficiles à gagner pour les libéraux que le parti envoie ses étoiles francophones dans des bastions «anglophones» ou «allophones». En 2006, ajoute-t-on, Garneau n'a pu obtenir que 28 % des suffrages dans Vaudreuil-Soulanges. Et qu'ont gagné les anglophones du Québec à rester servilement loyaux à la bannière libérale? «Un dédain qui frise le mépris.»
Ce commentaire - «why not an anglophone?» - n'est-il pas un autre symptôme du climat déprimant et de la dérive du discours qui contaminent plus d'un milieu? Ce qui devrait choquer dans le parachutage de l'astronaute, ce n'est pas qu'il soit francophone (il est aussi bilingue). C'est qu'aucun citoyen de Westmount-Ville-Marie n'ait été jugé digne de porter les couleurs du parti. Et surtout qu'aucune course démocratique n'ait pu avoir lieu à l'association locale.
La politique et la religion donnent, dit-on, un mélange explosif. On peut en dire autant de la politique et de l'appartenance ethnique ou linguistique. Quand un Jean-Marie Le Pen du Parti national s'est élevé contre les «autres» en France, les milieux progressistes se sont récriés d'indignation. Mais, quelques élections plus tard, tous les autres partis ou presque avaient leur version du même refrain. République laïque à la française ou multiculturalisme à la canadienne? Là n'est sans doute plus la question.


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