Les juifs, les musulmans et les évangélistes à qui les conservateurs de l'Ontario promettaient de financer leurs écoles ont subi, eux aussi, un rude échec aux élections dans cette province. Sans cette promesse du chef John Tory, lui-même défait, les libéraux de Dalton McGuinty auraient eu plus de mal à rester au pouvoir. Ces minorités y verront peut-être simplement le résultat d'une faible participation au scrutin (52,7 %). Mais plus d'un observateur y décèle, au contraire, un virage au Canada. Est-ce le cas?
Pour Jeffrey Simpson du Globe and Mail, les libéraux ont su capter la tendance «séculière» de la province, ou du moins le désir des Ontariens de garder la religion «privée», loin de toute «influence directe» sur les questions publiques. Les conservateurs, selon lui, n'ont pas vu que, dans un Ontario sans cesse plus diversifié, la majorité allait s'opposer à tout traitement préférentiel. Cette réaction vaudrait aussi en matière de justice, d'aide sociale et d'autres domaines de politique gouvernementale.
Évoquant un récent sondage d'opinion, sa collègue Margaret Wente conclut, elle aussi, qu'une nette majorité de Canadiens veut que les institutions publiques deviennent plus «séculières», et non pas moins. Ils s'opposent, écrit-elle, à la prolifération de ghettos ethniques ou religieux. Cette columnist voit dans l'élection du 10 octobre un référendum sur le genre de province où les Ontariens disent veulent vivre. «Finalement, dit-elle, nous ne voulons pas être une mosaïque.»
Est-ce là les leçons à tirer de ces élections? Pas nécessairement. Si les Ontariens avaient voulu enrayer la montée des écoles confessionnelles, ils auraient été plus nombreux à voter pour le parti de McGuinty. Or ils l'ont appuyé un peu moins qu'à l'élection précédente, en 2003. Quant aux fidèles électeurs qui ont en grand nombre déserté John Tory, ne s'agit-il pas surtout de protestants, encore ulcérés qu'un précédent cabinet conservateur ait fragmenté l'éducation publique en y favorisant des écoles catholiques?
À l'échelle du pays, l'élection du 10 octobre, si elle reflète le sentiment majoritaire de l'Ontario, signifie-t-elle qu'un même virage se prépare partout? Ce n'est pas évident. À voir les résultats, le risque de fragmentation dans cette province tient plutôt à la division sociale et régionale des partis. Les libéraux dominent la banlieue de Toronto; les conservateurs, le monde rural; les néo-démocrates et les verts, les milieux «granola» ou écolo et la protestation marginale.
Car, ailleurs au pays, des écoles de langues et de confessions diverses, tant privées que publiques, sont financées à même les deniers de l'État sans qu'il en sorte de dislocation manifeste. Qui voudrait au Canada nier aux minorités historiques, aux peuples autochtones, aux anglophones du Québec, aux Acadiens du Nouveau-Brunswick, le droit d'avoir sur fonds publics des écoles reflétant leur culture?
Comme en d'autres pays, des systèmes fondés sur plusieurs langues ou confessions ont prévalu au Canada. Ce qui a été décrié dans le passé, ce n'est pas le droit d'avoir ses propres écoles, mais la politique de partis réactionnaires de supprimer les différences. Ces débats, il est vrai, ont eu lieu dans le contexte d'un pays moins multiculturel qu'aujourd'hui. À l'époque, il y avait les catholiques et les protestants, les francophones et les anglophones. Les autochtones, eux, furent ignorés, et les juifs, tenus pour des... protestants!
Le Canada d'aujourd'hui compte des centaines de communautés. Toutes ne réclament pas des services qui leur soient spécifiques. Et celles qui souhaitent avoir leurs propres écoles ne sont peut-être pas nombreuses au point de mettre en péril le système public. Enfin, les écoles séparées sont-elles vraiment ces ghettos que l'on réprouve? Et l'école confessionnelle ou ethnique cache-t-elle plus de préjugés que l'école publique? Allez voir.
Une démarche légitime
Néanmoins, il est légitime de s'interroger sur l'aptitude d'une société à gérer une multitude de systèmes. Tel pays d'Europe peut avoir des écoles pour catholiques, pour protestants et pour «athées». Cet héritage n'est pas sans sagesse politique. Mais l'Ontario peut-il gérer des dizaines de types d'écoles, avec les différences pédagogiques que cela comporte, les exigences de formation des maîtres, la préparation aux milieux du travail, sans oublier la connaissance de l'histoire et l'ouverture aux réalités contemporaines? Cela reste à examiner de près.
Les milieux religieux qui croient à la richesse de leur patrimoine culturel, à la valeur de leur tradition pédagogique et à l'importance de leur apport intellectuel et social, n'ont pas tort de vouloir les préserver, même en contexte multiculturel. Mais encore faut-il qu'ils rompent avec leurs franges extrémistes ou avec certaines pratiques incompatibles avec les droits d'autrui et les libertés communes.
En Ontario, les catholiques ont obtenu le rétablissement d'un privilège confessionnel en usant d'influence discrète sinon secrète auprès du pouvoir politique. Des évêques ont agi à cet égard tel un lobby fort peu soucieux d'un débat public. Les autres confessions qui, depuis, réclament des écoles semblables n'ont usé d'un tel procédé qu'après avoir échoué dans leurs efforts auprès des tribunaux pour obtenir un traitement égal.
On ne saurait les blâmer de continuer la lutte. Mais encore faut-il qu'elles n'aient point recours à des tactiques peu démocratiques. S'il est vrai que des activistes religieux ont envahi le Parti conservateur, contribué à faire élire John Tory à la tête du parti, obtenu qu'il fasse de leur projet d'école un engagement électoral, et persuadé la direction conservatrice qu'elle pouvait gagner les électeurs à cette politique, ces groupes ont à se poser de sérieuses questions.
(En passant, des protestants se seront étonnés que l'Église catholique d'Ontario n'ait pas appuyé ces confessions, ou alors renoncé elle-même à un avantage qui était refusé aux autres.)
La liberté de choix
Mais il y a plus à l'horizon. L'ex-chef réformiste et mentor du premier ministre Preston Manning, citant le modèle de l'école en Alberta, propose que l'on reconnaisse partout au pays la liberté de choix des parents en matière d'éducation. Les écoliers de l'Alberta, dit-il, comptent parmi les meilleurs.
Pour que tous les enfants du pays aient «la meilleure éducation au monde», Manning propose que les provinces donnent aux parents qui optent pour une école indépendante un subside égal à la moitié du coût d'un enfant de l'école publique. Ce subside serait de 75 % pour l'enfant ayant des besoins spéciaux. Et chaque école serait tenue de publier un bulletin de performance pour permettre aux parents de choisir l'institution qui leur convient.
Beau débat en vue. D'après un récent sondage, les conservateurs de Stephen Harper se rapprochent du gouvernement majoritaire. Au Québec, la proposition de Manning leur serait sans doute fatale. Ils ne vont donc pas imiter John Tory. Mais en proposant aux Québécois, non pas le modèle de l'Alberta, mais le régime de la France, pays «laïque» qui finance aux deux tiers de leur budget la plupart de ses écoles confessionnelles, les conservateurs -- qui sait? -- pourraient remettre un peu de perspective dans la discussion.
Sur le plan national, des analystes croient que les conservateurs de Stephen Harper y penseront à deux fois avant d'inclure des engagements à saveur religieuse dans leur prochaine campagne électorale. Quant à la mosaïque...
redaction@ledevoir.com
Jean-Claude Leclerc enseigne le journalisme à l'Université de Montréal.
Le non de l'Ontario aux écoles religieuses
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