Passées en boucle sur Internet et sur certaines chaînes d'information continue, les images hideuses et indécentes de la fin du colonel Kadhafi à Syrte peuvent remplir de dégoût et de pessimisme l'observateur étranger qui s'interroge sur le devenir des soulèvements populaires inaugurés en Tunisie, il y a bientôt un an. Ou bien remplir d'aise ceux qui, de toute manière, n'ont jamais cru au Printemps arabe... sur l'air de «Je vous l'avais bien dit!»
Voilà la preuve, soutiendront-ils, que ce soulèvement n'a rien de démocratique. La meute beuglante et sadique qui a lynché Mouammar el-Kadhafi était mue bien davantage par une envie de vengeance et de gloriole que par un désir de justice ou de liberté.
Sans compter le fait que toute cette révolte libyenne, pour authentique qu'elle ait été à ses débuts, a reçu le cadeau empoisonné d'une intervention étrangère ambiguë, ballottée entre l'impératif humanitaire (sauver Benghazi, à la fin mars, d'un massacre explicitement annoncé par le tyran: tragédie effectivement évitée), le calcul d'intérêts des Occidentaux... et les effets pervers de toute guerre.
Pour autant, il serait stupide de déduire de ces images un quelconque dénouement fatal, une suite obligée des péripéties libyennes vers le chaos, une nouvelle dictature ou la réimposition de «l'impérialisme occidental». Benito Mussolini en 1945, Nicolae Ceausescu en 1989, et d'autres, ont connu des fins horribles mettant en scène des foules déchaînées ou de fourbes dirigeants révolutionnaires... sans pour autant empêcher une évolution démocratique ultérieure.
La violence insoutenable de ces épisodes de catharsis est souvent en relation directe avec la brutalité du régime déchu. Pour autant, et malgré leur côté répugnant, ils peuvent avoir l'avantage de «tourner la page» de façon nette et radicale. L'ombre d'un Kadhafi mort sera peut-être moins gênante que celle du fugitif éternel, du fantôme vivant qu'il menaçait de devenir.
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À quelques centaines de kilomètres de Tripoli, c'est une tout autre image que nous donnait à voir, hier, la toute première de ces «révolutions arabes», en marche vers des lendemains incertains: l'image de foules attendant patiemment de voter, parfois une ou deux heures sous un soleil de plomb.
Les Tunisiens se sont déplacés en masse vers les bureaux de vote, avec au moins 70 % de participation selon les premières évaluations. Et leur civisme d'hier — du port de Bizerte jusqu'aux portes du Sahara — offrait un spectacle plus rassurant, en vérité, que les lynchages et la bravade des combattants libyens, piétinant le corps tuméfié de leur ancien tortionnaire aux cris de «Allah u Akbar!»
Pour autant, cette première élection libre et pacifique issue du Printemps arabe — remarquable et admirable en elle-même — n'en inquiète pas moins beaucoup de monde. Les mêmes qui se sont bouché le nez devant le dernier épisode libyen... lèvent le nez sur les balbutiements démocratiques à Tunis ou lui prédisent des lendemains qui déchantent.
Pourquoi? D'abord parce qu'une simple procédure de vote, même réussie, ne fait pas une démocratie. Mais aussi, et plus précisément, parce que le résultat concret qui sera rendu public aujourd'hui — inconnu au moment d'écrire ces lignes — pourrait bien donner la victoire à ceux dont on dit qu'ils croient moins à la volonté des urnes... qu'à celle d'Allah tout-puissant.
À la veille de ce scrutin voué à la formation d'une Assemblée constituante, le parti islamiste Ennahda, longtemps interdit et persécuté sous la dictature Ben Ali, paraissait en effet le mieux placé, face à la myriade de listes indépendantes et de partis laïques, socialistes ou libéraux, pour dominer la future assemblée.
À 25 ou 30 % des 217 mandats électifs (hypothèse basse), ce serait déjà un vrai succès pour le groupe de Rached Ghannouchi. Mais s'il devait grimper à 40 ou 45 %, là, on pourrait parler d'un petit séisme en Tunisie et même au-delà.
À l'«Allah u Akbar!» des tueurs de Kadhafi viendrait répondre un «Allah u Akbar!» silencieux, déposé au fond des urnes.
Et c'est ici que le choeur des Cassandre nous ramènera son «Je vous l'avais bien dit!» en nous expliquant que le soulèvement arabe ne pouvait, à la fin, que profiter aux islamistes. Pas si vite! rétorqueront les vrais connaisseurs de l'Histoire et de ses ruses, qui refusent de sauter aux conclusions. La suite dans un prochain numéro...
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François Brousseau est chroniqueur d'information internationale à Radio-Canada. On peut l'entendre tous les jours à l'émission Désautels à la Première Chaîne radio et lire ses textes à l'adresse http://blogues.radio-canada.ca/correspondants
La révolution continue
Géopolitique — Proche-Orient
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François Brousseau est chroniqueur et affectateur responsable de l'information internationale à la radio de Radio-Canada.
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