Le Farouest

Géopolitique — médiamensonges des élites


J'utilise volontairement le très beau mot forgé par l'écrivain Jacques Ferron, car le monde dont je souhaite vous parler a tout d'un univers exotique et fantastique. Une sorte de pays étrange et sans lois où la liberté de chacun semble devenue le critère absolu de toute activité humaine. Il m'est arrivé récemment d'y rencontrer une amie. Celle-ci était tout heureuse de m'annoncer la parution de son dernier livre. Une grosse brique de 300 pages à la mise en page soignée et fort bien illustrée. Un travail de plus de trois ans, cent fois remis sur le métier. Un bel ouvrage d'artisan pour lequel elle touchera peut-être quelques maigres dollars dans un an ou plus. Et encore.
Quelle ne fut pas sa surprise de découvrir que, trois semaines après sa parution, son livre était offert en téléchargement gratuit sur Internet. Il suffisait de taper le titre dans un moteur de recherche pour que n'importe quel internaute puisse le lire, en copier de larges extraits ou l'imprimer. L'auteure a évidemment averti son éditeur qui lui a avoué son impuissance. Il n'y avait, semble-t-il, rien à faire, sinon envoyer une lettre de protestation dans une officine lointaine probablement située dans un pays étranger.
Celui qui aurait volé le même livre dans une librairie ou une bibliothèque en le cachant sous son manteau se serait fait attraper par les détecteurs. Il aurait peut-être même été amené au poste ou poursuivi devant les tribunaux. Au moins, aurait-il dû s'expliquer devant un employé en regardant honteusement ses souliers. Les millions qui font la même chose sur Internet le font impunément sans éprouver la moindre honte. Mieux, ils semblent convaincus de leur bon droit. Les téléchargements illégaux ne menacent pas l'industrie et pourraient même aider les ventes de certains artistes, clament-ils. Soit, autorisons donc les vols de bonbons tant que ceux-ci ne menacent pas l'industrie de la confiserie! À une autre époque, j'imagine que c'est avec de tels arguments qu'on a justifié la conquête de l'Ouest américain.
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Malgré ses qualités, dont je n'aurais pas l'idée de me passer, la Toile est en effet devenue le Farouest de notre temps. Je ne vois pas de plus bel exemple moderne du mythe américain de la «frontière» formulé par l'historien américain Frederick Jackson Turner. Au XIXe siècle, l'Ouest représentait un eldorado économique comparable à celui d'Internet aujourd'hui. Or, comme la Toile que nous connaissons, celui-ci fut longtemps un État de non-droit où la première brute venue pouvait faire fortune en violant toutes les lois.
Kim Schmitz, le fondateur de Megaupload arrêté le mois dernier près d'Auckland en Nouvelle-Zélande, n'est-il pas le Billy the Kid de notre époque? Au XIXe siècle aussi, il arrivait à la cavalerie américaine d'intervenir. Un peu comme l'a fait l'unité d'intervention tactique venue arrêter celui que l'on surnomme Kim Dotcom dans son luxueux manoir, au milieu de ses Mercedes et de ses pépés en bikini. Mais, comme aujourd'hui aussi, la plupart du temps, la cavalerie laissait faire.
Car le Farouest avait lui aussi ses prophètes qui promettaient le paradis sur Terre. Les mormons ne virent-ils pas dans la colonisation l'occasion de fonder un monde nouveau? En plein désert, ils créèrent Salt Lake City avec une ingéniosité et une énergie exceptionnelle. Ce qui n'a pas empêché ce nouveau paradis terrestre appelé Utah d'être un État théocratique où l'on pratiquait la polygamie. Julian Assange et ses dévots de la transparence ne nous annoncent-ils pas eux aussi qu'ils vont créer des «plages sur des montagnes»? De même que tous ces prophètes de la «démocratisation du savoir» qui oublient que le GPS est en train de fabriquer des analphabètes de la géographie, comme l'avait brillamment démontré le chroniqueur du New York Times David Brooks.
Aujourd'hui, comme au Farouest, l'honnête citoyen qui s'aventure sur Internet peut être dépouillé, insulté et harcelé impunément sans que personne ait à y redire. Par exemple, il n'y a pas si longtemps, celui qui recevait une lettre anonyme appelait aussitôt la police. Sur Internet, la lettre anonyme est devenue la règle. Combien d'insultes et de menaces sous la signature de gens qui se cachent derrière des pseudonymes? Comme pour le téléchargement illégal, l'internaute n'a que des droits et pas de devoir.
Avec sa «culture de la gratuité», la révolution Internet opère un étonnant renversement de l'échelle des valeurs. Tout devrait y être gratuit alors même que, partout ailleurs, il n'y a pratiquement plus rien de gratuit, pas même les services de l'État. C'est qu'il y a des choses pour lesquelles le citoyen érigé en démiurge de la consommation ne veut plus payer. Il veut bien payer pour la machine, mais pas pour le fruit de l'esprit de l'homme. Il paiera pour un iPod, mais pas pour la chanson qu'on y entend. Il s'achètera un nouveau modèle d'ordinateur et de téléphone tous les deux ans, mais ne paiera pas pour une encyclopédie de qualité ou un grand film.
Dans l'Ouest américain, les colons et les grandes pétrolières eux non plus ne voulaient pas payer pour les terres des autochtones. Je vous le dis, le Farouest...


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