Hériter, et après ?, demandent des intellectuels français dans un recueil, dirigé par Jean Birnbaum, qui interroge notre rapport au passé. Se percevoir en héritiers, voilà une tâche que nous refusons souvent. Ici, comme ailleurs, un débat fait rage depuis quelques décennies. Doit-on accepter ou transformer la filiation de nos devanciers ? Peut-on complètement refuser un legs afin d’inventer une nouvelle identité ?
Alors qu’une partie de la gauche récuse tout héritage – qu’elle perçoit comme un diktat au présent –, toute filiation – à qui elle prête les traits de la fidélité aveugle – et toute transmission – comprise comme l’imposition de la filiation et de l’héritage –, la droite fige la filiation dans un héritage à reconduire en bloc. Mais, contrairement à ce que l’on veut bien dire aujourd’hui, cette crise était perceptible dès 1945.
« Notre héritage n’est précédé d’aucun testament », écrivait le poète René Char dans Feuillets d’Hypnos en 1946, soulignant ainsi que la génération qui avait connu la guerre n’avait pas imposé « un passé à l’avenir » (Arendt) et que l’une des tâches les plus ardues de l’après-guerre serait de recomposer ce passé. Une décennie plus tard, son ami Albert Camus constatait pourtant que la filiation est une question complexe : « Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde se défasse ».
Sur quelles bases pouvaient-ils fonder une histoire commune, alors que le passé récent n’était que nationalisme impérialiste et xénophobe, guerre, patriarcat et autorité périmée ? Cette crise de civilisation, dont les racines remontent au 19e siècle, accoucha de l’éclatement des grands récits unificateurs et du fameux « interdit d’interdire » des soixante-huitards.
L’échec du communisme, dernière grande utopie en date, acheva cette décomposition de la conscience historique, au moment où les technologies de l’immédiateté prenaient d’assaut le cours du temps.
Le futur se limite aujourd’hui à un horizon de quelques années, alors que le passé n’est long, au mieux, que de sa propre existence : « Le présent est devenu l’horizon, explique François Hartog dans Régimes d’historicité. Sans futur et sans passé, il génère, au jour le jour, le passé et le futur dont il a, jour après jour, besoin et valorise l’immédiat ».
Ainsi, entendons-nous au moins dix fois par semaine que tel événement est « historique » et les plus jeunes parlent-ils sans cesse de telle chose comme de la « meilleure, ever », dans ce langage mondialisé qui ne voit pas son visage colonisé. À l’expérience transmise d’autrefois se substitue une expérience vécue – pour parler avec Walter Benjamin – qui ne reconnaît comme valable que ce qui est de notre temps et que ce qui s’associe aux témoignages et à l’identité individuelle multiple.
L’injonction du « devoir de mémoire », lancée à satiété, a tous les aspects du présentisme : la glorification des témoins, que l’on associe généralement aux seules victimes, et la sauvegarde du patrimoine en sont les avatars.
Les politiques multiculturalistes participent de cette logique : protéger quelques « immeubles patrimoniaux » et dédommager les victimes minoritaires pour les abus passés commis par les majoritaires. Mais à quoi bon le patrimoine, les témoins et le devoir de mémoire s’ils sont vidés de leur signification historique ? À quoi bon, par exemple, sauvegarder une maison patriote si l’on n’insuffle pas à cette sauvegarde toute la charge politique qu’elle contient encore aujourd’hui ?
Avec Paul Ricoeur, je préfère parler du nécessaire « travail de mémoire », à la croisée de l’histoire et de l’oubli, plutôt que du « devoir de mémoire ». Le devoir est imposé alors que le travail est accepté, revendiqué, intériorisé. Mais cette mémoire, insiste Ricoeur, doit aussi faire place à l’oubli. On ne peut pas tout perpétuer, tout conserver.
Il s’agit, comme le dit Jean Birnbaum dans le collectif, de voir « l’héritage comme fidélité infidèle ». Et contrairement à l’idée reçue, nous ne choisissons pas notre héritage puisqu’il s’impose à nous. Tout au plus, comme le disait Jacques Derrida, nous avons le loisir de « choisir de le garder en vie ».
Cela implique que l’héritage n’est jamais passé, mais bien présent, et que notre rapport au temps défaillant est une cause profonde de l’effondrement du sens commun actuel. Et « le passé refoulé, poursuit Georges Didi-Huberman, finit toujours par faire retour à travers symptômes, crises ou séismes de notre présent ». Or, ce retour peut se faire sous une forme qui cherche à dépasser l’héritage, au risque de le refuser en bloc, mais il peut tout aussi bien revenir comme une volonté de retourner à un passé consolateur et mythifié, comme cela semble être le cas depuis quelques années.
Nous oscillons donc entre ces deux fausses perceptions du rapport passé-présent-futur. La première attitude est trop souvent celle de la gauche postmoderne diversitaire qui parle au nom d’un peuple qu’elle méprise. Ce qu’elle méprise, en fait, c’est son attachement aux valeurs occidentales et son plus ou moins grand désintérêt envers les droits des minoritaires et les autres civilisations.
Or, argumente Chantal Delsol, « accepter l’existence de l’héritage, et donc accepter de le transmettre, cela demande d’aimer assez le monde reçu – le monde que nous n’avons pas fait nous-mêmes ». Pour incomplet et imparfait que soit cet héritage occidental, il doit tout de même être perpétué puisque notre « grandissement passe par l’apprentissage des particularités, sous forme d’héritages subjectifs et partiels ».
Tout héritage est particulier, ce qui ne veut pas dire qu’il ne peut prétendre dialoguer avec d’autres héritages particuliers et viser l’universel. Et l’un des héritages particuliers de l’Occident, semblent oublier trop souvent les postmodernistes, se trouve précisément à être l’initiation au sens critique par la transmission d’un « héritage de questions plus que de réponses », selon les mots de Delsol.
C’est que cet « héritage paradoxal » – hériter d’un passé que l’on cherche à la fois à revendiquer et à critiquer – nous mène à la fois à l’arrogance et à la modestie, comme le dit Olivier Rolin. Arrogance de toujours recomposer le monde, mais modestie de se savoir héritier, devancé par tant d’autres qui ont eu à répondre à des questions similaires aux siennes. J’ajouterais que l’héritage mène tout aussi bien à la gratitude : se savoir appartenir à une communauté qui nous a rendus possibles.
Or, la seconde attitude, celle de la droite, voit souvent l’héritage comme un passé mythifié à transmettre tel quel. C’est, au fond, toujours la vieille querelle entre les Anciens et les Modernes qui se rejoue, comme l’affirme Célilia Suzzoni : « Si nous voulons que cet héritage reste vivant d’avoir été, il faut que nous posions aux morts des questions de vivants (…) Ouvrir l’héritage, le faire respirer autrement, c’est faire de notre maintenant un maintenant de plusieurs millénaires. Notre héritage des Anciens, comme tout solide héritage, hérite du temps : c’est un présent culturel qui dure ».
Nous avons de plus en plus droit à deux réponses caricaturales; nier ou accepter en bloc l’héritage occidental. La solution se trouve certainement loin de ces prêts-à-penser. Se poser en héritiers revient à poser un pied d’équilibriste sur un mince fil transparent, certes. Mais refuser le défi mènera nécessairement au fond du gouffre.
Jean Birbaum (dir.) Hériter, et après?, Paris, Gallimard, 2017, 191 p.