Par le Professeur Rodrigue Tremblay
(Auteur du livre géopolitique « Le nouvel empire américain », de son livre sur la moralité « Le Code pour une éthique globale » et de son livre historique « La régression tranquille du Québec, 1980-2018 »)
« Si un État s’étend trop au plan stratégique — par exemple en conquérant de vastes territoires ou en menant des guerres coûteuses — il court le risque que les avantages potentiels d’une expansion extérieure soient contrebalancés par les grandes charges que cela implique. » Paul Kennedy (1945- ), historien britannique, (dans ‘Naissance et déclin des grandes puissances’, 1988, initialement publié en 1987).
« À la différence des autres peuples, la plupart des Américains n’acceptent pas l’idée — ou ne veulent pas la reconnaître — que les États-Unis dominent le monde grâce à leur puissance militaire. À cause du secret gouvernemental, nos concitoyens ignorent souvent que nos garnisons encerclent la planète. Ce vaste réseau de bases américaines sur tous les continents, à l’exception de l'Antarctique, constitue en fait une nouvelle forme d’empire — un empire géographique de bases militaires, ce qui ne sera probablement jamais enseigné dans un cours de géographie au lycée. » Chalmers Johnson (1931-2010), auteur américain et professeur de sciences politiques, (dans un article sur le site de TomDispatch et intitulé ‘America's Empire of Bases' (‘L’empire américain de bases militaires’), le 15 janvier 2004).
« Le défi qui se pose aux dirigeants américains, au cours des prochaines décennies, est donc de reconnaître que de grandes tendances sont en cours de formation et qu’il est nécessaire de « gérer » les affaires de manière à ce que l’érosion relative de la position des États-Unis se fasse lentement et en douceur, et ne soit pas accélérée par des politiques qui n’apporteraient que des avantages à court terme mais produiraient des désavantages à plus long terme. » Paul Kennedy (1945- ), historien britannique, (dans ‘Naissance et déclin des grandes puissances’, 1988, initialement publié en 1987).
En 1987, l’historien britannique Paul Kennedy (1945- ) a publié un livre géopolitique sur la naissance et le déclin des grandes puissances, dans lequel il étudiait comment des facteurs économiques et militaires se conjuguent et font perdre à des nations hégémoniques leur statut de grande puissance. Sa principale conclusion est à l’effet qu’une grande puissance hégémonique devient, tôt ou tard, surexposée et son économie éprouve alors du mal à soutenir son énorme machine de guerre. En effet, pendant un certain temps, un empire peut accroître ses ressources en lançant des guerres à l’étranger. Tôt ou tard, cependant, une situation de guerre permanente et l’occupation militaire de terres étrangères comportent plus de désavantages que d’avantages.
Il y a 193 pays qui sont membres des Nations unies. Mais un pays, les États-Unis d’Amérique, exploite un réseau étendu de centaines de bases militaires à travers le monde, bien plus que tous les autres pays pris ensemble. Le professeur David Vine, dans son livre de 2020 intitulé ‘The United States of War’ (‘Les États-Unis de la guerre’), a établi le nombre total de bases militaires américaines à l’étranger à près de 800 bases, dans plus de 70 pays. Cela suffit à qualifier les États-Unis de premier empire militaire véritablement global de l’histoire du monde.
Un tel rassemblement généralisé de bases militaires étrangères a deux conséquences principales. Premièrement, cela garantit que les États-Unis sont susceptibles de s’impliquer dans de nombreux conflits étrangers. Et, deuxièmement, cela nécessite qu’une part importante du budget public américain soit allouée au maintien d'un appareil militaire aussi important.
En effet, dans le budget américain total soumis pour l’année 2021-2022 (6 800 milliards de dollars, dont 3 000 milliards de dollars ou 44% est un déficit), le ministère américain de la Défense (DOD) se voit allouer 740 milliards de dollars. Cependant, les dépenses militaires américaines sont beaucoup plus élevées que celles allouées au seul Pentagone. Par exemple, le budget proposé pour 2021-2022 pour le ministère des Anciens Combattants (VA) s’élève à 243 milliards de dollars. Il faut également ajouter les près de 100 milliards de dollars que le ministère des finances (le département du Trésor) dépense pour les pensions des militaires retraités. Ensuite, il y a le budget de la C.I.A., lequel était de 85,8 milliards de dollars en 2020 et qui pourrait s’accroître en 2021. Le tout représente, au minimum, 1 168,8 milliards de dollars de dépenses militaires, soit plus de 17 pourcent du budget total des États-Unis pour l’année 2021-2022.
La surcharge de la fonction de président américain
Pour beaucoup d’observateurs, la débâcle américaine en Afghanistan est la preuve que le président démocrate Joe Biden est inepte et incompétent et que ses conseillers sont incapables de prendre de bonnes décisions et d’apprécier correctement une situation. C'est une évaluation en grande partie injuste. Ils ne sont ni imbéciles ni incompétents, mais ils sont peut-être surmenés et distraits.
En effet, on pourrait faire valoir que la fonction de président américain est devenue de plus en plus complexe et lourde pour un seul individu, surtout depuis que les États-Unis se sont donné un rôle militaire global. Le président américain n’a que vingt-quatre heures dans sa journée, comme tout le monde.
Ainsi, le chef de l'État américain est obligé de gérer une énorme bureaucratie ; il doit gérer d’importantes crises intérieures (pandémie, budget, Congrès, etc.); et, si cela ne suffisait pas, il doit aussi jouer le rôle d’empereur sur la scène internationale et traiter avec l’Iran, la Chine, Taïwan, la Russie, l’Iraq, la Syrie, le Yémen, Israël, quand ce n’est pas avec la Corée du nord, la Somalie ou l’Ukraine, etc. De même, les quelques conseillers de confiance qui l’entourent sont appelés à se pencher simultanément sur de nombreux dossiers. On peut comprendre que le président et ses conseillers puissent se laisser distraire par la multitude des problèmes internationaux auxquels ils se trouvent confrontés.
Les États-Unis face aux chutes de Saigon en 1975 et de Kaboul en 2021
Il peut être utile de comparer deux échecs militaires américains importants, en 1975 et en 2021.
La chute de Saigon le 30 avril 1975
La première fois qu’une expédition militaire d’envergure tourna en un vrai fiasco pour les États-Unis se produisit le 30 avril 1975 avec la chute de Saigon. La capitale du Sud-Vietnam ne pouvait plus bénéficier de la protection aérienne de la US Air Force depuis une entente de retrait des forces américaines conclue deux ans auparavant. La date du 30 avril 1975 marque le retrait précipité et chaotique des derniers 6 000 Américains à quitter le Sud-Vietnam, ainsi que de 50 000 Vietnamiens, alors que la ville est tombée aux mains de l’armée nord-vietnamienne.
En effet, il est très important de souligner que le secrétaire d’État américain Henry Kissinger avait signé à Paris, le 27 janvier 1973, un traité d’armistice, qualifié d’Accords de paix de Paris. Ces accords ont été conclus entre les États-Unis et le Sud-Vietnam, d’une part, et la République démocratique du Vietnam (RDV), au nord, et le Viet Cong, d’autre part. Les Accords prévoyaient, notamment, « un cessez-le-feu immédiat, le retrait du personnel militaire américain en dedans de deux mois, la libération des prisonniers américains, l’arrêt des bombardements et la réunification du Vietnam par des moyens pacifiques ».
Le but était de permettre aux États-Unis de sortir du bourbier vietnamien « dans l’honneur ». Cependant, ce n’était ni plus ni moins qu’une sorte de capitulation en douce de la part des États-Unis, car la clause d’une « réunification pacifique» entre le Nord et le Sud Vietnam dans l’accord était intenable et elle était, dans les faits, non respectée par la RDV et ses alliés, même si l’administration du président Richard Nixon y tenait mordicus.
La chute de Kaboul le 15 août 2021
Le parallèle entre la chute de Saigon le 30 avril 1975 et la chute de Kaboul le 15 août 2021 est troublant. Dans les deux cas, le gouvernement américain avait conclu auparavant une entente de retrait des forces armées avec l’ennemi, en laissant le gouvernement en place dépourvu d’une protection militaire aérienne. De même, dans les deux cas, le retrait de civils américains et d’alliés locaux se fit dans un climat de précipitation et de chaos.
La différence cette fois-ci entre l’exode du Sud-Vietnam et celui de l’Afghanistan, tient au fait que le gouvernement de Donald Trump, dans ce dernier cas, a laissé le gouvernement Afghan, et même les pays alliés de l’OTAN, en dehors du processus de négociations d’une retraite du pays, en 2020.
En effet, souhaitant s’extirper de l’Afghanistan, le gouvernement républicain de Donald Trump signa un accord d’armistice avec les talibans le 29 février 2020, à Doha, Qatar. L’entente fut signée par le délégué spécial américain, Zalmay Khalilzad, sous la supervision du Secrétaire d’état américain Mike Pompeo, et le leader des Taliban, Mullah Abdul Ghani Baradar.
L’absence du gouvernement Afghan à la table des négociations était manifeste ; cela contribua énormément à miner sa crédibilité. La date fatidique du 29 février 2020 marque également le début de la démoralisation et de la désintégration de l’armée afghane, laquelle se sentit abandonnée car elle pouvait désormais anticiper perdre la couverture militaire aérienne américaine et son soutien dans sa lutte contre les talibans.
L’accord de février 2020 prévoyait que les États-Unis ramèneraient leurs forces terrestres de 13 000 soldats à 8 600 au cours des trois à quatre mois suivants, et les forces américaines restantes se retireraient dans 14 mois suivants, ou au plus tard le 1er mai 2021.
De leur côté, les Taliban s’engageaient à mettre fin aux attaques contre les forces américaines et de la coalition [mais pas contre l’armée afghane], à prévenir le terrorisme, y compris « l’obligation de renoncer à Al-Qaïda et d’empêcher ce groupe ou d’autres d’utiliser le sol afghan pour préparer des attaques contre les États-Unis ou leurs alliés. »
L’ancien conseiller à la sécurité de Donald Trump, le général H.R. McMaster, a qualifié le soi-disant « accord » de février 2020 de l’administration Trump avec les talibans d’« accord de capitulation », car ce dernier ouvrait clairement la voie aux talibans pour reprendre le pouvoir à Kaboul. Et le général McMaster de conclure : « Les talibans ne nous ont pas vaincus. Nous nous sommes vaincus nous-mêmes ! »
Une responsabilité conjointe Donald Trump-Joe Biden pour la catastrophe afghane 2020-2021
Tant le président en exercice Joe Biden que l’ex président Donald Trump souhaitaient mettre un terme à l’engagement américain en Afghanistan, (initié en octobre 2001 par le républicain George W. Bush), sans prêter trop d’attention aux conséquences. Ils pensaient qu’un retrait militaire sans conditions pouvait se dérouler en douceur et ils comptaient pour ce faire sur la collaboration des talibans. — C’était en grande partie un vœu pieux.
Il semble que le président Joe Biden était pressé de se concentrer davantage sur les frictions actuelles des États-Unis avec l’Iran, la Chine et la Russie, et il fit sien l’accord conclu par le gouvernement de Donald Trump en février 2020 pour un retrait complet et définitif des militaires américains de l’Afghanistan, au plus tard le 1er mai 2021.
Le 14 avril 2021, le Président Biden annonça sa décision à l’effet que les troupes américaines et celles de l'OTAN « seront hors de l’Afghanistan avant que nous ne marquions le 20e anniversaire de cette attaque odieuse du 11 septembre », et, aussi, qu’il repoussait la date définitive pour le retrait complet au 31 août 2021.
L’option de prolonger une mission militaire américaine réduite en Afghanistan, jusqu’à ce que le pays soit véritablement stabilisé et qu’il n'y ait aucune possibilité de résurgence des groupes terroristes de l’Al-Qaïda et de l’État islamique (EI), notamment le groupe État islamique au Khorasan (EI-K), tel que proposée par d’anciens responsables américains, ne fut point retenue.
Ajoutons que les talibans ont reçu en cadeau du gouvernement Biden un arsenal militaire de plusieurs milliards de dollars !
Ni Trump ni Biden ne prirent en considération le fait qu’un retrait complet et précipité des troupes américaines trahirait vingt ans d’engagement direct américain en Afghanistan et qu’il laisserait des milliers d'Afghans, qui avaient travaillé pour le gouvernement américain, en danger pour leur vie. De même, ils ne semblent pas avoir envisagé le scénario du pire dans lequel les talibans renverseraient rapidement le gouvernement pro-américain à Kaboul et qu’un chaos total s’en suivrait. (N.B. : La C.I.A., pour sa part, avait prédit l’effondrement du gouvernement afghan et une victoire rapide des talibans en cas du retrait complet des troupes américaines du pays.)
Cependant, même si les présidents Trump et Biden furent tous deux impliqués dans la planification d’une sortie de leurs militaires de l'Afghanistan, il n’en demeure pas moins que ce fut le président démocrate qui prit les décisions qui menèrent à la débâcle prévisible du mois d’août 2021. C’est pourquoi il est probable — en dépit du déni de Joe Biden — que ce soit les démocrates qui subissent les contrecoups électoraux de sa contre performance, en 2022 et 2024. Il reste à voir quelle sera l’étendue de ces revers.
Conclusion
L’expérience des dernières cinquante années a montré que l’idée qui prévalait après la Deuxième Guerre mondiale, et selon laquelle les États-Unis pouvaient compter sur leur suprématie militaire pour imposer la démocratie et le capitalisme à d’autres pays, a fait son temps. Aucun pays, quelque soit sa puissance militaire, ne peut imposer sa volonté aux autres pays indéfiniment. Ce fut une idée impériale que des penseurs néocons américains ont remis de l’avant après la chute de l’empire soviétique (URSS), en décembre 1991, mais rien de bon n’en est sorti.
Les gouvernements américains successifs depuis l’administration de Bill Clinton (1993-2001) ont abandonné les Nations unies et ses mécanismes de maintien de la paix pour les remplacer par ceux de l'OTAN, plus souples, certes, mais aussi beaucoup moins légitimes. — Ce fut une erreur. — Un retour à la légitimité d’une Organisation des Nations unies réformée semblerait être la voie à suivre, dans les années à venir, si le monde veut éviter de replonger dans des conflits destructeurs.
_______________________________________________________________________
Le Prof. Rodrigue Tremblay est professeur émérite d’économie à l’Université de Montréal et lauréat du Prix Richard-Arès pour le meilleur essai en 2018 « La régression tranquille du Québec, 1980-2018 », (Fides). Il est titulaire d'un doctorat en finance internationale de l'Université Stanford.
On peut le contacter à l’adresse suivante : rodrigue.tremblay1@gmail.com.
Il est l’auteur du livre du livre « Le nouvel empire américain » et du livre « Le Code pour une éthique globale », de même que de son dernier livre publié par les Éditions Fides et intitulé « La régression tranquille du Québec, 1980-2018 ».
Site Internet de l'auteur : http://rodriguetremblay.blogspot.com/
Pour s’enregistrer et recevoir les articles par courriel, écrire « souscrire » à :
Pour se désinscrire, écrire « désinscrire » à :
Prière de faire suivre l’article :
http://rodriguetremblay.blogspot.com/
Mis en ligne, mardi, le 7 septembre 2021.
_________________________________________________________________________
© 2021 Prof. Rodrigue Tremblay
Laissez un commentaire Votre adresse courriel ne sera pas publiée.
Veuillez vous connecter afin de laisser un commentaire.
1 commentaire
André Lemay Répondre
13 septembre 2021En appeler à une ONU, même réformée, comment et par qui d'ailleurs, en ces temps de reset à la Davos où elle est partie prenante, me semble au mieux naïf, au pire partie prenante à la Schwab. Remplacer Satan par Belzébuth?