Les expulsions massives mettent Mayotte à feu et à sang

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Émeutes sur fond de déportation d'illégaux à Mayotte

À Mayotte, les expulsions s’intensifient, ce qui attise les tensions et mobilise les policiers à la place d’autres missions. De nombreux jeunes séparés de leurs parents expulsés tombent dans la violence. Le reste de la population commence à riposter.




« Y en a marre ! » hurle un jeune émeutier, avant de jeter de toute sa rage un pavé à l’adresse des policiers qui lui font face. Il est 11h, ce lundi 9 mars au matin, quand une vingtaine de jeunes affrontent les forces de l’ordre à Doujani, un village du chef-lieu Mamoudzou. C’est un chaos des plus banals à Mayotte qui – pendant près d’une heure de chassé-croisés de pierres grosses comme la main et de cartouches de lacrymos – s’invite sur la route nationale. La seule qui mène au coeur de la capitale mahoraise. De part et d’autre de l’axe, les automobilistes s’agglutinent sous un soleil de plomb. Ils assistent, pris au piège, à un énième déchaînement de violences contre des policiers acculés. Mais pourquoi tant de haine ?



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Ce lundi 9 mars au matin, une vingtaine de jeunes affrontent les forces de l’ordre à Doujani, un village du chef-lieu Mamoudzou. / Crédits : Grégoire Mérot



Plus tôt dans la matinée, une opération de lutte contre l’immigration clandestine est venue cueillir l’un des leurs. Pour l’expulser vers les Comores, comme 27.500 autres personnes en 2019. « Quelque part c’est une bonne nouvelle cette réaction, cela veut dire que l’on tape là où ça fait mal, que l’on fait bien le job de la lutte contre l’immigration clandestine qui est la priorité au plus haut sommet de l’État », réagit dans la foulée des émeutes le patron de la police nationale sur le territoire. Laquelle regroupe depuis janvier la police aux frontières et la sécurité publique, dans un déséquilibre évident au profit de la première mission, comme l’admettent ou s’en indignent plusieurs policiers.



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« Il y a une véritable politique du chiffre qui fait que, sur le terrain, on nous demande de remplir nos fourgons de clandestins deux fois par jour alors que nous sommes de la CDI [la compagnie départementale d’intervention], une compagnie dédiée à la sécurité urbaine », peste ainsi Aldric Jamey, le délégué départemental d’Alternative police qui monte régulièrement au créneau contre cet état de fait. « Ils ne font que ça, venir chercher nos proches ou nous narguer, jamais ils sont là quand on a besoin d’eux, ils n’ont pas le droit de nous traiter comme ça », dénonce de son côté un jeune de Koungou, ville point de départ de la flambée de violences.



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« Il y a une véritable politique du chiffre qui fait que, sur le terrain, on nous demande de remplir nos fourgons de clandestins deux fois par jour alors que nous sommes une compagnie dédiée à la sécurité urbaine. » / Crédits : Grégoire Mérot



« Là on fait du 25.000 [nombre d’expulsions], à la fin de l’année on sera à 27.000, ce qui veut dire qu’au top de notre forme on peut faire du 30.000 [par an] », se satisfaisait devant policiers et gendarmes la ministre des Outre-mer, Annick Girardin, lors de sa visite fin août 2019. En octobre, rebelote, la sacro-sainte lutte contre l’immigration clandestine est de tous les discours lors de la visite d’Emmanuel Macron. Pas un mot, en revanche, sur d’éventuels garde-fous à même d’apaiser la fracturation déjà en cours dans la société.



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L’escalade est perpétuelle et plonge le département déjà soumis à de fortes tensions communautaires dans un spectacle insupportable / Crédits : Grégoire Mérot



Au moins 5.400 enfants vivent seuls dans la plus extrême précarité


Cinq mois plus tard, le département est une poudrière. 10 pourcents de la population a été expulsé. Au cœur de ce brasier, cerné par les eaux turquoises du lagon, la jeunesse. Soit la moitié des âmes qui vivent sur l’île aux parfums. Lycées assiégés, bus caillassés, barrages routiers, guerres de bandes et agressions en tout genre rythment désormais le quotidien de Mayotte dans une violence inouïe. Dès 12 ans, y prendre part ne fait plus peur. S’emparer d’une machette pour tuer ne fait plus peur. Chez les plus radicaux, on retrouve systématiquement un même schéma fait de parents expulsés.



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À ce jour, au moins 5.400 enfants vivent seuls sans adulte référent, note l’Insee. « La moitié d’entre eux ne sont pas inscrits dans un établissement scolaire alors que 61 pourcents ont entre 6 et 16 ans. Près de la moitié (44 pourcents) sont de nationalité française », détaille le rapport. Face à cela, l’Aide sociale à l’enfance fait le service minimum comme le pointe la Chambre régionale des comptes. Les rares structures associatives ou judiciaires sont exsangues. Et dans un contexte général où « les droits de l’enfant ne sont pas respectés à Mayotte », comme le martèle le Défenseur des droits, le phénomène fait nécessairement tâche d’huile auprès d’une large part de la jeunesse. Laquelle n’a plus d’autre choix que de participer aux violences ou de les subir de plein fouet.



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La moitié des 5.400 enfants qui vivent seuls ne sont pas inscrits dans un établissement scolaire alors que 61 % ont entre 6 et 16 ans. Près de la moitié (44%) sont de nationalité française. / Crédits : Grégoire Mérot



« C’est dramatique parce que l’on avait jusque-là des élèves très volontaires qui vont sombrer. Ils ne font plus confiance en personne pour les protéger et comme on est dans un lycée technique, il y a des armes par destination partout, ils vont riposter », se désole un enseignant de Dzoumogné, un village du nord de l’île au lendemain d’un nouveau siège de l’établissement. « Je comprends que certains jeunes sombrent dans la violence la vie est trop dure pour eux et tout le monde s’en fout. Mais ce qui est vraiment pas juste c’est que c’est d’abord sur tous les autres jeunes que ça retombe et personne ne fait rien. Comme si c’était de notre faute », lâche faiblement El Amine, le bob vissé jusqu’en bas des yeux. La veille, c’est dans son lycée de Tsararano, au sud de Mamoudzou, que des dizaines de jeunes ont déferlé machettes au poing et visages cagoulés. Le 28 février, un bébé trouve la mort, asphyxié par les gaz lacrymogènes lancés en grêle pour disperser le siège du lycée de Kahani, au centre du département. L’escalade est perpétuelle et plonge le département déjà soumis à de fortes tensions communautaires dans un spectacle insupportable. Face auquel ils sont nombreux à ne plus supporter la condition de spectateur.


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Retour à Doujani, au cœur des violences de ce lundi de mars. La bataille ne faiblit pas entre les jeunes et les forces de l’ordre. Les pompiers ne veulent pas intervenir à bord de leur camion sans emprunter au préalable des casques à des motards coincés. Les policiers sont dépassés, acculés sur un rond-point avec la peur au ventre de se faire prendre à revers. Les émeutiers les narguent dans l’épais brouillard gazeux. Ils sont en position de force. Bombent leurs torses fins mais aux muscles saillants. Ils n’ont peur de rien. Et comme des milliers d’entre eux, ces jeunes n’ont rien à perdre.



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« La population en a marre de ce mépris permanent, elle va se prendre en main et ça va faire mal. Il faut des solutions radicales face à ces gamins dont personne ne veut. » / Crédits : Grégoire Mérot



Soudain, alors que le déroulé des événements est aussi violent que banal, des cris en chorale viennent prendre le dessus du vacarme. Ce genre de cris que l’on lance pour se donner du courage. Un policier plisse les yeux, laissant la sueur accumulée sous son casque dégouliner en flots le long de son front. Avant de mettre le brouillard en joue. Les cris de guerre se rapprochent, on entend presque les pas d’une horde. « Regarde tout ce qui débarque en renfort de Passamainty ! Qu’est-ce qu’on fait ? », hurle le policier à son collègue. C’est la panique la plus totale, un groupe d’une cinquantaine d’hommes fonce en trombe droit sur eux. Ils traversent de toute leur volonté d’en découdre le nuage de fumée pour laisser apparaître leurs visages tirés par la colère. À la surprise générale, le groupe de jeunes rebelles détale et s’engouffre dans une rue perpendiculaire. Le second groupe, en nombre deux fois plus grand, vire à leurs trousses et s’empare des pierres éclatées sur la chaussée. C’est une chasse. À laquelle les jeunes n’échapperont qu’en filant à toute vitesse au sommet de leur colline parsemée de cases en tôle. Sur leur territoire.



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Les jeunes s'échappent en filant à toute vitesse au sommet de leur colline parsemée de cases en tôle. Sur leur territoire. / Crédits : Grégoire Mérot



« La population en a marre de ce mépris permanent »


Ce lundi de mars, automobilistes et riverains n’ont plus supporté leur condition de spectateur. « Je suis sorti de ma voiture et j’ai dit à tous les hommes qui étaient coincés : “S’ils viennent vers nous on est foutus, il faut réagir”. Au début, ils n’avaient pas l’air trop chauds alors je les ai motivés et quand les microbes se sont approchés, ils ont finit par tous sortir et on leur a couru après », se réjouit Fayçal, encore plein de l’adrénaline portée par la réaction spontanée que tout le monde applaudira par la suite. « On a plus le choix, maintenant c’est ça qu’il faut faire parce que les policiers eux ils ne font rien, personne n’est là pour nous protéger de ces petits cafards. Et quand ils les attrapent, c’est pour les relâcher quelques heures après pour qu’on se fasse encore agresser », poursuit-il, essoufflé comme dans une interview d’après-match. Pour le leader de la riposte, la solution est simple :



« Il ne faut plus rien attendre de l’État, il faut les écraser. »



Un point de vue partagé par nombre de Mahorais qui ont le sentiment d’être complètement dépossédés de leur île et du peu qu’ils disaient y trouver quelques années auparavant : une relative paix sociale et l’espoir d’une vie meilleure à travers leur attachement à la France. Un attachement que l’on ne trouve nul part ailleurs sur le territoire. Mais qui chaque jour de façon plus profonde se mue en un sentiment d’abandon, de frustration. « On se fiche de nous, c’est insupportable de les voir laisser l’île à feu et à sang ! », s’emporte ainsi Saïd Mouhoudhoiri, le porte-parole du Collectif des citoyens de Mayotte qui a porté le grand mouvement contre l’insécurité en 2018. « Deux ans plus tard, c’est encore pire, nous avons été complètement trahis ! », s’insurge-t-il encore, avant de promettre :



« Cette fois-ci, on ne va pas s’arrêter. Ce qu’ils ont vu il y a deux ans ce n’était rien à côté de ce qu’il va se passer. »



Sur le terrain, si le collectif semble avoir perdu en visibilité, la tension est cependant à son comble. Et laisse ressurgir le spectre d’une crise de grande ampleur.


Mercredi 11 mars, le préfet entouré des représentants des principales institutions de l’île a bien présenté un « plan de sortie de crise » face aux violences. Les bus scolaires seront escortés par les gendarmes, les établissements placés sous surveillance de la gendarmerie. Des points de contrôle seront installés la nuit sur des axes routiers. « Ce qui nous permettra de faire en même temps de la lutte contre l’immigration clandestine », apprécie le représentant de l’État. Côté médiation, des « brigades de vigilance citoyenne » composées de 600 bénévoles auront pour lourde tâche de « retisser des liens avec la jeunesse ».



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Le plan de sortie de crise consiste notamment en un renforcement policier. / Crédits : Grégoire Mérot



À l’extérieur de l’hémicycle départemental où était présenté le plan, les réactions ne se font pas attendre. « Mais qui voudra aller se faire castagner gratuitement dans l’espoir de parler à ces jeunes ? La médiation sociale, c’est un métier, surtout dans ces conditions. On passe vraiment à côté du sujet là… », se désole une auditrice de la conférence. « C’est du foutage de gueule, c’est tout ! On passe notre temps à faire des propositions mais ils ne veulent pas nous entendre, ces mesures c’est du pipeau, on nous répète toujours la même chose ! », s’emporte quant à elle une représentante du collectif des citoyens de Mayotte. « La population en a marre de ce mépris permanent, elle va se prendre en main et ça va faire mal. Il faut des solutions radicales face à ces gamins dont personne ne veut », rugit encore son camarade Mouhoudhoiri Saïd. Jeunes, d’un côté, adultes de l’autre. La souffrance est profonde, son expression violente. Bienvenue en sous-France.