Québec — La Crise d'octobre et la mort de Pierre Laporte, c'est à certains égards notre 11-Septembre. Dès après les événements, plusieurs auteurs se sont mis à échafauder des hypothèses sophistiquées pour contester la «version officielle», pour expliquer «autrement» ce qui s'était produit. En ce 40e anniversaire, ces théories — taxées souvent «du complot» par des historiens — refont surface, sur Internet, dans des essais. Mais aussi dans un roman très important, celui de Louis Hamelin, écrivain et collaborateur au Devoir: La Constellation du lynx (Boréal).
Pour Jean-François Duchaine, plusieurs de ces thèses font penser à celles des «truthers», comme s'autoproclament, aux États-Unis, les partisans des théories sur le 11-Septembre. Ancien procureur de la Couronne, M. Duchaine s'est vu confier, après la victoire du Parti québécois en 1976, la délicate mission d'enquêter sur la Crise d'octobre et la mort de Laporte. Le PQ avait promis de faire la lumière sur cette époque trouble. Il faut rappeler le contexte, insiste M. Duchaine: en octobre et novembre 1975 dans le journal Le Jour, l'essayiste et ex-felquiste Pierre Vallières avait publié des séries d'articles sur les «mystères» de la mort du ministre, otage du FLQ, articles qui avaient conduit en 1977 à son célèbre L'Exécution de Pierre Laporte, les dessous de l'opération Essai (Québec/Amérique). Il y écrivait que «les enlèvements d'octobre 1970 ont été prévus et souhaités par "les autorités en place" qui en contrôlèrent le déclenchement et le déroulement avec une précision presque "mathématique"».
Il n'était pas le premier à tenter d'interpréter de cette façon les «dessous» de la crise. L'écrivain Jacques Ferron avait aussi, à l'époque, plusieurs théories. L'ancien journaliste Claude-Jean Devirieux, de la télévision de Radio-Canada, a fourni au Devoir la vidéo d'une entrevue exclusive que le «docteur Ferron» lui avait accordée en 1973. Elle ne fut jamais diffusée, ses patrons trouvant les positions du docteur trop approximatives et trop peu fondées. M. Ferron connaissait bien les felquistes de la cellule Chénier pour avoir, lors de leur reddition en décembre 1970, été désigné, à leur demande, comme médiateur. Dans son interview de 1973 avec Devirieux, Ferron y va de plusieurs affirmations: la crise avait à ses yeux été savamment planifiée par Ottawa. De plus, «les États-Unis travaillaient sans doute au Québec [...] pour étudier quels pouvaient être les effets de la violence chez un peuple en voie de développement». Évoquant aussi, sur les suggestions du journaliste, l'étrange voyage de la famille Rose au Texas, juste après l'enlèvement de James Richard Cross, il laissait entendre que Paul Rose avait alors été «manipulé», sans doute par la CIA. Pour Ferron, il était clair que la police avait surveillé la maison de la rue Armstrong presque tout au long de la captivité de Pierre Laporte. Ce dernier, encore vivant dans le coffre de la Chevrolet, avait été achevé par un «truand» d'origine belge; sa disparition faisait du reste l'affaire du gouvernement Bourassa, en raison des liens entre le ministre du Travail et la mafia.
Hamelin et les «conspirationnistes»
Joint hier, le romancier se dit toutefois très critique quant à celles-ci. Il insiste: son ouvrage est un roman. D'autres, comme McLoughlin, auteur de Last Stop Paris (au sujet du meurtre inexpliqué d'un felquiste à Paris en 1971), ont opté pour l'essai. En fait, précise Hamelin: «McLoughlin a fait un essai qui utilise des techniques du roman. Moi, sur Octobre, j'ai fait le contraire: un roman, mais dont une partie est liée à l'histoire réelle, ou ce qu'on en connaît. Ce sont deux démarches opposées. La mienne est moins risquée.»
Cela ne rassure pas tout le monde. L'ex-felquiste Robert Comeau a confié avoir eu une rencontre orageuse avec Louis Hamelin, alors que ce dernier écrivait son roman: «Je n'ai pas aimé qu'il me dise: "Lorsque je ne sais pas ce qui est arrivé, j'invente". Je lui ai répondu que je craignais le résultat et l'effet sur l'Histoire.» Hamelin invoque bien sûr la liberté romanesque pour «inventer». N'empêche, dans les communiqués de Boréal, on cite l'écrivain Jacques Godbout parlant de ce roman comme un livre de référence: «Plus personne n'osera parler de ces événements sans se référer à la Constellation du lynx.»
«Je n'ai pas la prétention de dire la vérité, nuance Hamelin. Au fond, c'est la différence entre les conspirationnistes et moi. Eux en sont venus à penser qu'ils possèdent la vérité.» Il y a dans cette conception des choses, explique-t-il, une tendance religieuse: «Ils cherchent la Grande Explication, avec des majuscules.» Hamelin revendique plutôt la complexité: «J'ai cherché à comprendre comment un entrecroisement, une imbrication de forces sur le terrain ont abouti à la mort d'un homme.»
Les théories conspirationnistes les plus farfelues, celles qui «dérivent», ont l'inconvénient de discréditer toute tentative de mener une réflexion sérieuse sur de potentielles «manipulations politico-médiatiques», déplore Hamelin. Tout n'est toutefois pas à rejeter dans ces oeuvres. Vallières et Ferron «ont eu des intuitions qui semblent très valables». Surtout que, comme insistait Vallières dans son livre, à cette époque, il y a eu de réels complots avérés de la part du pouvoir: provocations policières, granges brûlées, coup de la Brinks.
Croire les acteurs?
«Plus on s'éloigne de l'événement, plus il y a un risque d'extrapoler et de faire des liens entre des choses qui n'ont aucun rapport réel», avertit toutefois Jean-François Duchaine. Il estime que son rapport avait infirmé, dès 1981, bien des hypothèses des théoriciens du complot, notamment celle d'une participation active de la CIA à la Crise d'octobre. Il soutient aussi que les reportages des derniers jours ne lui ont rien appris. Il garde un souvenir vif du moment où il a pu écouter pour la première fois la conversation enregistrée — illégalement — entre Jacques Rose et son avocat Robert Lemieux, que Radio-Canada citait la semaine dernière: «C'est un des seuls documents où un des felquistes explique un peu ce qui s'est passé.» Et la conversation ne contient «absolument rien» qui conforterait une quelconque théorie du complot, insiste-t-il.
Malgré cela, certains tiennent à rejeter les versions «officielles»: tant celle du pouvoir que celle des felquistes. Il faut revoir cette scène saisissante de La Liberté en colère, documentaire de Jean-Daniel Lafond (1994), où l'ex-membre de la cellule Chénier qui a séquestré Laporte, Francis Simard, affronte Pierre Vallières. Ce dernier multiplie les questions, mais comme bien des théoriciens du complot, ne semble jamais satisfait des réponses. Francis Simard est clairement irrité par ce doute affiché, qui semble servir de masque à une certitude. Dans un premier temps, il répond sur le ton de «je sais ce qui s'est passé, j'étais là!». Puis il s'impatiente: ce qu'il a écrit, dans Pour en finir avec octobre (1982), ce ne sont pas des «menteries». Mais Vallières insiste, puis soudain laisse tomber: «Ils ont voulu maquiller ce qui s'est réellement passé. Ça arrive. Le pouvoir manipule les gens de bonne volonté. Tu ne me feras pas accroire que le gouvernement fédéral ne peut pas être machiavélique. C'était ça, le but recherché: c'était de dire "l'indépendance, ça conduit à la mort". L'affaire de l'étranglement de Laporte, c'est une farce, c'est pas vrai. C'est une farce!» Dépité, Simard regarde au sol. Puis s'en va, sombre, en disant: «Fini. J'ai rien à rajouter.»
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Avec la collaboration de Dave Noël, recherchiste du Devoir à Québec
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