Octobre 2019. Au pays du Cèdre, au bord de la faillite, les catastrophes se succèdent. L’économie est gelée par des taux d’intérêt de 20%. Les banques ne prêtent plus, et les importateurs manquent de dollars, la banque du Liban voulant défendre la livre libanaise en cas de spéculation.
La nuit du 13 au 14 octobre, d’immenses incendies brûlent une partie des forêts de la montagne libanaise. Durant deux jours, la fumée est si dense qu’elle couvre l’entrée de Beyrouth, de Sidon et du Chouf.
Le jeudi 16, le gouvernement annonce de nouvelles taxes, dans le cadre des mesures d’austérité exigées par l’Union européenne pour accorder des prêts au Liban. Une des taxes est illégale : elle consiste à rendre payante l’utilisation de l’application Whatsapp.
Une foule en colère déferle dans les rues et exige la fin de la corruption. Le gouvernement renonce à la taxe sur Whatsapp, mais les manifestations se poursuivent, avec des nouveautés.
On entend ainsi scander le slogan du printemps arabe : «Le peuple veut la chute du système». Des hommes dressent sur les routes des barrages en incendiant des pneus, et s’installent pour jouer au tric-trac, au tennis ou au baby-foot, ou fumer le narguilé. La fermeture des routes paralyse le travail de la population active.
Il s’agit bien du plus grand mouvement de foule qu’ait connu le Liban : un statisticien a démontré, en calculant par Google Earth la surface des places où ont lieu les manifestations, qu’elles peuvent recevoir au maximum 306 000 personnes, soit 7% des 4,2 millions de Libanais vivant sur le territoire.
Le président Aoun avait annoncé des réformes et la lutte contre la corruption, et pour diverses raisons, il a déçu. Les manifestations ont permis l’ouverture du dossier de la corruption. Les ministres et députés du bloc d’Aoun ont levé le secret de leur compte bancaire, en demandant à leurs rivaux d’en faire autant.
Les manifestations ne semblent pourtant pas devoir s’arrêter avant le renversement du pouvoir. Dans tous les pays touchés par le «printemps arabe», ce renversement se faisait au moment où l’armée passait aux insurgés. Au Liban, ce n’est pas aussi simple, car plusieurs armées sont présentes sur le terrain.
Côté national, l’armée libanaise, laïque, compte 56 000 hommes. Si son chef passait aux insurgés, ce serait un coup dur pour le pouvoir, mais ce ne serait pas décisif, à cause des forces islamistes présentes dans le pays. Récapitulons.
Le Premier ministre, qui a les vrais pouvoirs, est pro-saoudien.
Côté chiite, le Hezbollah compte plus de 20 000 miliciens. Comme il est la seule force libanaise ayant le niveau d’une armée, il passe en Occident pour être le maître du Liban. Ce n’est pas vrai, puisque le Premier ministre, qui a les vrais pouvoirs, est pro-saoudien. Ce n’est pas non plus le Hezbollah, mais le chef du parti rival qui occupe le plus important poste chiite. Et l’Iran, asphyxié par les sanctions, n’envoie plus d’argent comme avant.
Contrairement à la version entretenue par Israël et les Etats-Unis, le Hezbollah n’est pas le seul parti islamiste à disposer de milices au Liban. Les islamistes sunnites armés sont plus nombreux. On peut les classer en trois groupes qui s’allieraient en cas de guerre:
Le Liban demande à la communauté internationale de cesser de leur fournir des aides financières s’ils restent au Liban.La plupart des réservistes ont en effet fui la mobilisation. Ils affirment qu’ils ne peuvent rentrer en Syrie, car un soldat y est si mal payé qu’ils ne pourraient plus nourrir leurs familles. Si cet obstacle financier était levé, la plupart d’entre eux rentreraient dans leur pays. Mais dans ce cas, le président Assad disposerait de centaines de milliers de réservistes — et de combattants potentiels, en âge de faire leur service militaire. Or la politique française, depuis le début du conflit, a visé à affaiblir le régime syrien. Et il en est de même de la politique américaine. L’argent des ONG a donc continué à parvenir aux réfugiés.Le président Aoun déclarait le 31 octobre : « face aux plaintes du Liban, les délégués internationaux nous répondent systématiquement la même chose: des paroles fleuries sur le rôle humanitaire que joue le Liban, et un langage politique liant le retour des migrants à une solution politique... »
La fin de la guerre en Libye a libéré des terroristes d’al-Qaïda, qui sont allés combattre en Syrie. La fin de la guerre syrienne, qui semble imminente, va libérer des terroristes d’al-Qaïda au Levant (premier nom d’al-Nosra). Ils voudront faire le djihad dans le reste du Levant : le Liban, Israël et la Jordanie. Pour empêcher leur infiltration, les Américains avaient promis d’aider l’armée libanaise à acheter du matériel permettant de surveiller les frontières (lunettes de vision nocturne notamment). Washington vient de geler cette aide.
En cas d’annihilation de l’armée libanaise, l’équilibre des forces basculerait en faveur des islamistes sunnites, dont les groupes armés sont plus nombreux que celui du Hezbollah. Qu’arriverait-il s’ils étaient rejoints par l’armée des djihadistes d’Idlib et par une partie des réservistes réfugiés syriens?
Financés par les pays du Golfe, les terroristes d’al-Qaïda peuvent offrir des armes et des sommes intéressantes aux réservistes syriens installés au Liban. On ne peut prédire exactement le nombre d’hommes qu’ils pourraient alors recruter, mais le chiffre de 40 000 ne paraît pas exagéré.
L’armée et les milices libanaises sont majoritairement non-sunnites. En cas d’annihilation de l’armée libanaise, l’équilibre des forces basculerait en faveur des islamistes sunnites, dont les groupes armés sont plus nombreux que celui du Hezbollah. Qu’arriverait-il s’ils étaient rejoints par l’armée des djihadistes d’Idlib et par une partie des réservistes réfugiés syriens?
C’est là que réside la grande inconnue du faux printemps libanais.