Éditorial - L'Action nationale

Loi d'apartheid, conditions d'apartheid

Le numéro de décembre paraîtra le 12.

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Une tragédie qui n'en finit plus

Nul besoin d’être anthropologue ou travailleur social, quiconque a déjà arpenté la troisième avenue à Val-d’Or a déjà vu le visage de la mort sociale et de la déréliction. Les femmes algonquines ne pleurent pas qu’à la télévision. La condition amérindienne ne s’étale pas qu’en comités de repentance et cérémonies de réconciliation.

La crise ouverte par les dénonciations des relations entre la Sureté du Québec et les femmes autochtones n’est malheureusement qu’un épisode de plus dans une tragédie qui n’en finit plus. La misère des Algonquines, ce qu’elles doivent endurer et subir n’a d’égale que celle du malheur d’être né de l’autre côté du mur. Celui que le Canada a dressé, celui qu’il met des milliards à tenter de camoufler, celui que le Québec ne veut pas voir. La condition des autochtones est d’abord de fabrication canadian.

La Loi sur les Indiens est une loi d’apartheid. Elle fait des Algonquins comme de tous les autres peuples autochtones, des êtres diminués, des pupilles de l’État canadian, des citoyens de deuxième ordre. Malgré les discours, malgré les grandes organisations financées pour donner image aussi bien que pour revendiquer dans les formes admises dans le cadre canadian, cette loi définit tout le reste.

Une loi d’apartheid produit la condition d’apartheid. Elle produit la dépossession, les réserves sans eau courante, les maisons insalubres et surpeuplées, les intoxications en tous genres, les épidémies de suicide et tout ce qui peut alimenter le sensationnalisme médiatique et les machines à mettre en scène la compassion. Une machine à broyer ne peut produire que de la misère en miettes, des destins brisés, des avenirs bouchés, des peuples au désespoir.

La loi d’apartheid confisque le sens, détourne les mots, brouille les repères symboliques et surtout, elle sape au fur et à mesure qu’ils se tissent les liens qui pourraient permettre de sauter le mur. Les Algonquins comme les autres sont tenus loin d’eux-mêmes comme ils sont tenus à l’écart de la population de Val-d’Or. Car la condition amérindienne est une condition confisquée qui, pour parvenir à se nommer, pour se faire entendre et comprendre doit d’abord vaincre ce que l’État canadian a fait d’elle-même. Et cela va de la folklorisation à la spectacularisation de sa misère en passant par les thèses académiques sur la déculturation et les rapports d’enquête pour tenter de faire croire que la compassion peut remplacer le droit, que la relation d’un peuple à un État prédateur peut être tenue pour accessoire.

Le Québec qui s’émeut devant la détresse de ces femmes, qui constate que la misère laisse toujours ses victimes dans les zones troubles où le pouvoir policier se trouve chaque jour mis au défi de trancher entre l’arbitraire et l’impuissance, ne sait pas du tout comment penser ce que tout cela lui inspire. Les procédés habituels de la culpabilisation bienpensante, les simplifications niaises qui font aussi bien les clips des téléjournaux que les conversations de salon, ne servent qu’à rendre encore moins visible le mur d’apartheid. Les vertueux se donnent bonne bouche en évoquant une situation complexe, en pérorant sur les défis internes des communautés, en témoignant d’un accablement – même sincère – devant la détresse et la violence sourde ou arrogante, mais leur vertu ne sert qu’à améliorer le revêtement du mur d’apartheid.

La vérité c’est que le Québec ne peut faire grand-chose de déterminant pour changer son rapport à la condition amérindienne. La loi d’apartheid donne à Ottawa l’essentiel des leviers qui permettent d’agir et elle a confié depuis longtemps le pouvoir de définir les situations dans les termes avec lesquels l’État a choisi de gérer la déculturation planifiée et la dislocation des sociétés amérindiennes. Création des réserves, plans de destruction des identités, négligence planifiée, le Canada ne recule devant rien. Y compris devant la mise en scène de sa mauvaise conscience à coups de millions pour financer des commissions qui ne pointent ses turpitudes que pour mieux donner le spectacle de sa magnanimité et la sincérité de son faux repentir.

Ce n’est pas la police qui peut dénouer la crise de Val-d’Or. Quoiqu’on finisse par savoir de la manière dont les agents se comportent devant la misère. Ce n’est évidemment pas inutile de le savoir, de sanctionner s’il le faut. Mais il faut d’entrée de jeu reconnaitre que ce qui pourra être fait pour améliorer les choses ne pourra pas aller à l’essentiel. Les centaines de recommandations des rapports d’enquêtes qui dorment sur les tablettes devraient suffire à le faire comprendre. On ne change l’apartheid qu’en abolissant l’apartheid.

Pour changer le rapport aux populations amérindiennes, il faut changer le statut que l’État canadian leur inflige. Le Québec ne peut pas grand-chose en ces matières. Il le peut d’autant moins qu’il ne le peut pour lui-même. Car pour donner une base nouvelle à sa relation, il lui faudrait aller au bout de ce que René Lévesque avait amorcé en reconnaissant les nations. Et pour se rendre là il faudrait que le Québec s’assume lui-même, c’est-à-dire se pense et agisse en dehors du cadre canadian, c’est-à-dire en l’occurrence en dehors de la loi d’apartheid et des catégories dans lesquelles elle a charpenté les rapports entre l’État canadian et les peuples autochtones.

Pour agir sur les déterminants fondamentaux de détresse amérindienne, le Québec doit s’arracher à la pensée oblique à laquelle le condamne le discours canadian. Pour explorer les voies d’une autre relation avec les Algonquins, les Innus et les autres, il faut aller bien au-delà des épanchements généreux sur le développement social. La loi d’apartheid oblige à définir des solutions qui la respectent et, du coup, à penser de travers en privilégiant des moyens de mitigation d’une misère qui est d’abord d’origine politique. Si racisme systémique il y a, il n’est que conséquence. Penser dans cette catégorie, c’est penser dans une censure. Pis encore, c’est faire oblitération sur l’apartheid – une chose à laquelle même les autochtones succombent trop souvent.

On comprend bien pourquoi le premier réflexe de Philippe Couillard a été de s’en remettre à la commission fédérale sur les disparitions des femmes autochtones : en bon Canadian, il respecte l’ordre imposé par la Loi d’apartheid et ce qu’elle inspire à Ottawa.

Il faut souhaiter que cette crise serve à soulager un tant soit peu la détresse des femmes qui l’ont fait éclater, mais il faut également et surtout savoir nourrir des attentes adéquates à l’endroit des moyens à mettre en œuvre. Pour établir un rapport authentique avec les peuples autochtones, le Québec devra d’abord reconnaitre l’existence de ce mur pour mieux chercher ensuite, avec eux, les voies d’une cohabitation basée sur la dignité et le respect mutuel. Dans l’état actuel des choses, le gouvernement du Québec comme la plupart de ses critiques se contentent de réclamer qu’il s’acquitte mieux de la tâche de gérer la misère. Il y a plus à faire.


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