24 février 2012 – En 1984, une ligne, une seule ligne d’une chanson (C’est de quel côté la mer) de Didier Darbelivien avait un grand succès d’audience et d’estime, comme si représentative du temps courant et de ses interrogations angoissées : «Ça sent drôlement la guerre»… L’année 1984 avait été annoncée avec pertes et fracas comme tragique et catastrophique, et cela à grand renfort de pub tant la chose était un bon support promotionnel pour tel dentifrice ou telle marque de voiture, ou n’importe quoi qui peut se vendre… 1984, c’était l’année d’Orwell (1984), et l’auteur dissident soviétique Andrei Amalrik avait écrit et publié en 1970, par voie de samizdat vers l’Ouest, L’URSS survivra-t-elle en 1984?. (Amalrik mourut prématurément en 1980, trop vite pour voir que son titre prophétique ne lui donnait pas raison pour le fait même, mais tout à fait et extraordinairement raison pour l’esprit de la chose.)
Pourquoi ces souvenirs qui habitent encore notre mémoire et nous reviennent sous la plume comme s’ils avaient une actualité ? Parce que 1984 est restée, dans cette même mémoire que nous avons très vive pour la circonstance, comme un tournant, une année pivot permettant le passage d’une époque à une autre. Nous allons faire un peu d’histoire, justement à partir de notre mémoire qui fera l’affaire, parce que nous avons vécu intensément ces évènements, et qu’il nous importe, on le verra plus loin, de faire quelques parallèles, entre la forme des évènements, leur interprétation et leurs prospectives, et la vérité qui tranche, – entre 1984 et 2012. En l’occurrence, 1984 nous donne une leçon concernant la science bancale de la prospective, et au contraire l’art subtil de l’interprétation métahistorique de l’esprit de la prospective.
C’était une époque de confrontation, plus basée sur la paranoïa des épisodes maniaques des dirigeants du domaine, que sur la réalité. Cette tension se concentrait dans l’affaire des euromissiles (de catégorie LRTNF, ou missiles tactiques à têtes nucléaires, à longue portée), depuis la décision de l’OTAN de décembre 1979 d’équilibrer les SS-20 soviétiques par des GLCM et Pershing II US déployés en Europe. La tension fut dramatiquement aggravée en septembre 1983 par la destruction en vol d’un Boeing 747 de la Korean Air Lines (indicatif qui ne s’invente pas : KAL-007), par la chasse soviétique. (Depuis, cette affaire s’est révélée marquée par de nombreux mensonges, où les USA ne furent pas les moins actifs.) En novembre 1983, les premiers GLCM furent déployés au Royaume-Uni, et un exercice de simulation de guerre nucléaire par l’OTAN fut annulé en dernière minute par Reagan parce qu’il s’avérait que les Soviétiques croyaient à une attaque nucléaire surprise de l’OTAN et étaient prêts eux-mêmes à attaquer préventivement. La direction soviétique, qui avait une moyenne d’âge de 80 ans, était décrite comme terrifiée par les évènements et prête à céder à la panique en lançant une attaque nucléaire.
(Des documents déclassifiés de la CIA analysent cette période surnommée The Soviet War Scare 1983, avec des interférences suspectes de transfuges du KGB. On peut les consulter sur ce site, les 20 septembre 2003 et 21 septembre 2003. Il s’agit d’une des périodes les plus confuses et les plus mystérieuses de la “deuxième Guerre froide”, suscitée par le noyau formateur des futurs néoconservateurs à partir de 1976-1977 [voir le 1er août 1999, à propos du livre Killing the détente, de Ann Hessing Kahn])
D’autres facteurs confus et mystérieux affectèrent les relations entre l’Ouest et l’URSS, dont les rapports formels étaient complètement gelés depuis l’affaire du KAL-007 et le déploiement des premiers euromissiles. Il y eut notamment le pseudo-limogeage du maréchal Ogarkov, le plus brillant grand chef de l’Armée Rouge d’après-guerre, en septembre 1984, de son poste de chef d’état-major. Il s’avéra rapidement qu’il avait été placé à un poste nouveau du “commandant en chef du Front Ouest”, et la thèse occidentale fut qu’il avait été déchargé de responsabilités immédiates pour pouvoir préparer discrètement une grande offensive-surprise contre l’OTAN.
…Et ainsi de suite. Nul ne doutait, à cette époque, que l’on s’acheminait vers la guerre, d’une façon ou l’autre. Il y avait une sorte de sentiment d’inéluctabilité, du à divers facteurs qui semblaient hermétiques, – ici, la vieillesse paranoïaque d’une direction soviétique incapable de se renouveler, là l’absence de toute communication semblant imposée par les événement, là encore le parti pris (US) de démonisation de l’autre côté (“The Evil Empire”), etc. Le danger nucléaire semblait avoir resurgi, lui aussi inéluctable, – des perspectives d’affrontement en Europe aux évocations de la dévastation nucléaire universelle à la suite d’un conflit nucléaire. (Le document-fiction "The Day After" fit sensation, semblant conclure par l’annonce de l’irrémédiable trois ans 1981-1983] de manifestations anti-nucléaires en Europe et aux USA.) [Contrairement à l’histoire révisée (par les neocons) faisant de cette période un temps parfaitement contrôlé par les USA pour perdre économiquement l’URSS par le biais d’une course aux armements imposée, il s’agissait au contraire d’un temps dont chacun semblait avoir perdu le contrôle, conduit par une mécanique supérieure vers l’issue catastrophique.
Le cauchemar fut interrompu par une divine surprise : Mikhaïl Sergueïevitch Gorbatchev, élu Premier Secrétaire du PC de l’URSS le 9 mars 1985, remplaçant le dernier vieillard au pouvoir (Tchernenko). En fait, la divine surprise était déjà prévisible dès décembre 1984, lorsque Gorbatchev fit visite à madame Thatcher à Londres. La Iron Lady ne cacha pas son enthousiasme pour la jeunesse et le caractère de Gorbatchev, – sa “modernité” en un mot, mais pris dans un sens sophistique. La vision de Gorbatchev selon Thatcher était celle d’un homme qui allait redresser les tares qui s’étaient accumulées dans le passé récent, pour rétablir un équilibre Est-Ouest type-détente modernisée. C’est ainsi que tous les experts assermentés virent la chose. Le 15 mars 1985, à Bruxelles, Brzezinski disait ceci : les vieillards qui ont choisi Gorbatchev «ont dû voir dans cet homme plus jeune qu’eux quelque chose de rassurant pour eux. […] Ils l’ont choisi parce qu’il leur donne une certaine assurance, si vous voulez, d’une immortalité indirecte, parce qu’il continuera [leur] politique mais en la revitalisant, en lui donnant un nouvel élan.»
Tous se trompaient, car l’événement de l’arrivée de Gorbatchev n’était pas un événement dans la marche logique des choses, mais un “accident” interrompant cette marche logique. Gorbatchev n’était pas un homme du passé modernisé, pour “moderniser” le passé, mais un “homme différent” (plutôt que “nouveau”) pour rompre totalement avec le passé, et rompre le passé. Dès l’automne 1985, le bouleversement phénoménal de Gorbatchev commençait, que l’Ouest s’essouffla vainement à tenter de suivre, sinon de comprendre… (Comme nous ne manquons jamais de le répéter, nous nous demandons si Gorbatchev lui-même réalisa ce qu’il allait accomplir, si même il le réalisa jamais ; et notre réponse tend toujours à être négative. Dans ce cas qui est une période maistrienne, l’Histoire était grosse d’un événement qui précédait ceux qui allaient l’accoucher : l’effondrement de l’URSS et du communisme. Gorbatchev en fut l’“accoucheur maistrien”.) Bien entendu, cette catégorisation autour des mots “modernité” et “homme nouveau” doit être comprise dans le mode de l’inversion : Gorbatchev n’était pas un moderne mais un antimoderne ; il brisait une entreprise qui, de pair avec le libéralisme, prétendait représenter, et représentait effectivement la modernité dans l’extrême de sa folie.
Un accident de rupture du temps
Pourquoi ce rappel de 1984-1985 (en fait, 1979-1985) ? Parce qu’il nous semble qu’il y a une similitude dans la forme des grands courants manipulant les évènements, évidemment selon une conception maistrienne de la chose, avec ce qui se passe aujourd’hui… 1984 comme répétition de 2012 (comme on répète une pièce avant sa représentation finale), mais 2012 en infiniment plus rapide, en infiniment plus important que 1984.
Comme en 1984, 2012 présente une situation politique générale bloquée, allant vers un ou plusieurs affrontements, sans que personne ne semble vraiment contrôler cette évolution. (On parle essentiellement de la nébuleuse de la crise iranienne, accompagnée de la crise syrienne, l'élargissement de cette nébuleuse de crise, les situations dramatiques des pays du bloc BAO, les enchaînements crisiques avec une complète absence de contrôle, etc..) Il semble y avoir une sorte d’inéluctabilité dans cette évolution, et l’effet probable nous apparaissant en général comme sinistre et catastrophique. En même temps, comme en 1984, les grands courants métahistoriques semblent gros de quelque évènement formidable qui ne semblerait pourtant pas, à première vue, directement la conséquence nécessaire de l’évolution inéluctable de la situation politique terrestre ; à la différence de 1984, par contre, et cela grâce à la contraction du temps et à l’accélération de l’Histoire, et aussi à la puissance du système de la communication influençant les psychologies, l’idée que cet évènement formidable est la chute du Système est fort répandue… Et là, bien sûr, différence de format avec 1984 : la chute du Système, – si c'est le cas mais qu'est-ce que cela peut-il être d'autre ? – est infiniment plus importante que l’effondrement de type-implosion de l’URSS et du communisme.
Si l’on suit l’hypothèse plausible, et même attrayante par sa logique et sa force, du même schéma des forces métahistoriques en action, – ce qui n’a strictement rien à voir avec un “recommencement” de l’histoire du point de vue des évènements terrestres, – on est fondé à envisager dans le cours de cette évolution inéluctable et catastrophique la possibilité de l’intervention d’un “accident”, exactement comme dans le cas de l’arrivée de Gorbatchev (“[non] pas un événement dans la marche logique des choses, mais un ‘accident’ interrompant cette marche logique”). L’“accident” par définition imprévu agissant comme le détonateur d’un changement du cours, de l’orientation et du rythme des évènements terrestres, provoquant en une sorte de “césarienne métahistorique” l’accouchement de l’”évènement formidable” de la chute du Système, ou dans tous les cas de l’enchaînement qui y conduit.
Dans ce cas, l’essentiel sera d'abord de distinguer l'“accident” ; puis de l'identifier pour ce qu'il serait, ce que la plupart de ses contemporains ratèrent avec l’arrivée de Gorbatchev : qu’il ne s’agirait pas d’un événement issu du passé immédiat et lui appartenant, et s’inscrivant dans la logique de ce passé (même si c’est pour le contrarier, ou dans tous les cas le réformer radicalement) ; mais qu'il s'agirait d'un événement appartenant au futur qu’il annonce et inaugure, un événement ouvrant le futur comme on détermine une ère ou un cycle nouveau, en rompant avec le passé. (Le passé étant, dans ce cas, comme déjà dans le cas de Gorbatchev pour le domaine de l’URSS et du communisme, la modernité dont le glas serait ainsi sonné dans le dernier épisode de sa chute.)
Cette hypothèse nous semble digne d’intérêt parce qu’elle rassemble des choses, des intuitions, des prévisions acceptables, jusqu’alors souvent dispersées et parfois incompatibles. Elle intègre le schéma d’un effondrement souvent évoqué des USA, à l’image de l’effondrement de l’URSS. (Cette idée d’un effondrement des USA à l’image de l’effondrement de l’URSS étant implicitement présentée, souvent, par Gorbatchev lui-même.) En effet, l’effondrement du Système ne peut se concevoir que par la nécessité de l’effondrement de son centre dynamique que sont les USA. Elle rend acceptable le désordre, la confusion, l’inéluctabilité apparente des événements, pour l’instant liés à la dynamique du Système, et qui s’en trouveraient libérés par l’“accident” que nous évoquons. Elle fait intervenir un événement déclencheur (l’“accident”) qui, par son appartenance à un futur qui se conçoit après l’effondrement du Système, est lui-même déjà hors-Système et peut donc avoir la dynamique nécessaire, et une dynamique autonome, qui ne doit rien au Système, pour déclencher ce processus vers l’“évènement formidable”. Elle réconcilie la course des évènements terrestres et le rôle dirigeant des grands courants métahistoriques, en justifiant leur contradiction, en faisant même une vertu libératrice de cette contradiction.
… Au reste, on pourrait même faire l'hypothèse que cet “accident” soit déjà survenu, et que nous n’ayons pas encore déterminé sa véritable identité, son appartenance à un futur post-Système qui le placerait d'ores et déjà hors du Système et le ferait œuvrer à l’effondrement du Système. (Ainsi prit-on six mois à un an, pour les observateurs les plus perspicaces, pour comprendre que l’arrivée de Gorbatchev était un événement d’un temps complètement différent.) C’est l’extrême théorique de l’hypothèse envisagée, qui doit être tout de même pondéré par le fait que cet “accident”, même sans découvrir encore son caractère de rupture absolu, devrait tout de même déjà agir comme interrompant le caractère inéluctable des évènements terrestres en cours, – ce que l’arrivée de Gorbatchev causa presque instantanément par rapport au climat terrible des années 1983-1984. C’est dans tous les cas dans le sens général de cette sorte d’hypothèse que nous avons développé le concept de crise haute à propos de la crise iranienne, ou “nébuleuse” de la crise iranienne, dans la mesure où la crise haute est quelque chose qui appartiendrait aussi bien à la fin de notre temps de chute, qu’à celui qui suivrait la chute.
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