Pour une laïcité métissée face aux dérives ultrareligieuses et ultralaïques

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Sans surprise, les universitaires de McGill et de l'Université Laval défendent le port du hijab

«Et ils vont tuer mes parents, ma famille et moi aussi. J’étais sûr de ça. Il fallait que je fasse quelque chose» dit Alexandre Bissonnette pour justifier le massacre qu’il a admis commettre à la Grande Mosquée de Québec en cette nuit glaciale du 29 janvier 2017.


Les «ils», ce sont les personnes réfugiées qui arrivent en nombre au Canada et au Québec suite à la tragédie syrienne. Les «ils», ce sont surtout les musulmans contre qui monsieur Bissonnette souhaitait protéger notre société: «C’est sûr qu’il y en beaucoup […] il va y en avoir de plus en plus», augmentant ainsi les risques d’attentats terroristes. En assassinant six citoyens et en endeuillant des milliers d’autres, le jeune citoyen dit «que peut-être que grâce à ce que j’ai fait peut-être une centaine de personnes allait être sauvée. Peut-être 200, peut-être 300 personnes, on sait jamais. C’est ça que je me suis dit.» 


À force de se faire dire par les faiseurs d’opinions les menaces que représenteraient les personnes musulmanes et les personnes réfugiées, Alexandre, déjà fragile et vulnérable, n’était pas difficile à convaincre. Les discours excluant des uns se traduisent ainsi par les gestes assassins des autres. «Quand dire, c’est faire» écrivait J.L. Austin. Non seulement il y a un million de musulmans au Canada, mais il y a en plus des citoyennes musulmanes voulant porter le hijab: insupportable, trop c’est trop…


La Palme d’or de l’objet de défoulement collectif revient encore cette année, sans surprise aucune, au hijab. Mais lassant et insipide: voilà deux qualificatifs qui caractériseraient bien les débats, approche des élections oblige, sur la religion et la laïcité au Québec. Il est cependant difficile de rester muet face aux dérives tant ultrareligieuses qu’ultralaïques en cours. En fait, alors que cette deuxième décennie du XXIe siècle tire à sa fin, le Québec se transforme en un champ social et idéologique où prolifèrent, tranquillement mais surement, des chroniqueurs, des essayistes et des groupes anti-diversité, anti-immigration et anti-islam: des Mouvements, des Rassemblements, des Associations et autres terrorisés par l’altérité, surtout quand celle-ci est musulmane. Ils s’acoquineraient avec certains élus politiques et insistent sur la nécessité d’interdire le port du hijab, mais aussi du turban, de la kippa et autres atours qui menaceraient notre laïcité. 


Celles et ceux dont l’opinion diffèrent sont alors considérés comme des anti-laïcité, des «laïcophobes.» Ces groupes ultralaïques ne font qu’user de leur liberté d’expression et en cela leurs appels au public et leurs lettres aux décideurs politiques sont à respecter, tout en autant qu’ils soient en mesure d’éviter l’entretien des tensions et des polarisations sociales qui tendent à gangréner notre démocratie si durement gagnée.


Récemment ces groupes cauchemardent à la vue d’une élue ou d’une policière se présentant en hijab: menaces existentielles, survie identitaire menacée, démocratie agonisante, laïcité en péril! Souvent, ils rappellent les souches françaises du Québec pour légitimer l’instauration d’une laïcité républicaine à la française, et là encore il s’agit de leur légitime liberté d’expression. Un détail toutefois: le Québec n’est pas la France, importer de France son (ses) modèle(s) laïque(s) est incohérent avec notre modèle de laïcité qui exige d’être développé au Québec et nulle part ailleurs. Aussi, l’État au Québec s’est-il bel et bien séparé de l’Église, se laïcisant ainsi en entamant un processus en mouvement pour la construction incessante d’une laïcité endogène, une laïcité métissée riche de son double ancrage d’origine française et d’héritage anglo-saxon. Une laïcité unique en son genre.


Par ailleurs, les deux seuls États musulmans qui imposent aujourd’hui aux femmes le port du hijab sont l’Arabie Saoudite (niqab) et l’Iran (chador). Dans leur histoire postcoloniale, trois autres États musulmans ont interdit le port du hijab, à savoir la Tunisie de Bourguiba, l’Iran de la dynastie Pahlévi et la Turquie de Mustapha Kemal: trois dictatures. Une question se pose alors à notre projet de laïcité québécoise: imposer et interdire le hijab seraient-ils tous deux des gestes liberticides et misogynes? Mais pour répondre à cette question, il faudrait faire l’effort, ardu et nécessaire, de se décentrer en mettant entre parenthèses, le temps d’une réflexion sincère et constructive, nos propres tendances idéologiques. 


Le crédo suranné («passé-date») souvent mis de l’avant par certains élus et groupes anti-diversité-anti-immigration-anti-islam est celui des femmes musulmanes-victimes-passives, qui auraient besoin de ces mêmes groupes et de l’État pour assurer le salut des femmes en hijab, un peu comme les premiers missionnaires installés au Québec et en Amérique: «Il y a là un mépris de l’autre [écrit le philosophe montréalais Daniel Weinstock] qui ressemble à s’y méprendre à celui des missionnaires qui, naguère, prétendaient connaître mieux que les «sauvages» la voie du Salut.» 


L’on peut entrevoir en effet un mépris qui consiste à nier aux citoyennes musulmanes leur capacité d’agir. Pour emprunter des expressions chères au philosophe Michel Foucault, le sujet féminin québécois musulman est un «sujet agissant» et non un «sujet assujetti». Les Québécoises musulmanes, avec ou sans hijab et à de très rares exceptions près dont on se sert souvent comme épouvantail sont, faut-il vraiment le préciser, des sujets agissants car en mesure de prendre leurs propres décisions sans y être forcées, ni par une poignée d’hommes intégristes religieux excités, ni par une certaine laïcité missionnaire.


La laïcité a ceci en commun avec la religion — et bien d’autres institutions sociales — que toutes incluent des extrémistes incapables d’écoute et d’ouverture à la différence: les «ultralaïques» (selon une expression de l’historien de la laïcité Jean Beaubérot) qui traitent d’obscurantistes rétrogrades celles et ceux souhaitant porter des signes religieux; et les «surmusulmans» (selon l’expression du psychanalyste Fethi Benslama) qui traitent de sauvages infidèles et d’islamophobes celles et ceux qui ne se réclament pas de l’islam. 


Les citoyennes et les citoyens qui font le plus grand tort au projet collectif d’une laïcité québécoise pacifique sont, bien entendu les extrémistes religieux qui sont dans l’intolérance absolue, mais aussi les extrémistes laïcs démonisant toute voix qui n’est pas la leur. Ce sont ces derniers qui, sous couvert de modernité, font le plus de bruit malgré leur petit nombre et qui veulent rendre invisible l’altérité en promouvant l’homogénéisation collective (homogénéisation de l’habillement, de la langue, des valeurs, des origines). L’ultra-laïcité débouche ici sur la faillite du respect de l’autre et se rapproche des dérives qu’elle condamne. 


Les ultralaïcs proposent au fond une idéologie reposant sur des mesures disciplinaires imposées au corps des femmes. Ceci n’est pas sans rappeler le dévoilement des femmes musulmanes par l’État paternaliste à l’aube de l’indépendance en Iran, en Tunisie et en Turquie, dévoilement obligatoire qui est à l’origine une stratégie disciplinaire colonialiste européenne; et leur voilement imposé aujourd’hui par l’État en Arabie Saoudite et en Iran. Dans les deux cas, voilement et dévoilement obligatoires, il s’agit d’un contrôle du corps physique des femmes qui précède ou accompagne toujours (consciemment ou inconsciemment) un projet de contrôle social et politique autoritaire. 


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Abdelwahed Mekki-Berrada, professeur, département d’anthropologie, Université Laval


Homa Hoodfar, professeure émérite, département d’anthropologie, Université Concordia


Sylvie Poirier, professeure, département d’anthropologie, Université Laval


Laurence Kirmayer, professeur, Division de psychiatrie sociale et transculturelle, Université McGill


Janet Cleveland, chercheuse, CIUSSS Centre-Ouest de l’Ile de Montréal


François Crépeau, professeur, Faculté de droit, Université McGill


Gilles Bibeau, professeur émérite, département d’anthropologie, Université de Montréal