Joël Blanchard est professeur émérite à l’université Le Mans. Il vient de publier La Fin du Moyen Âge (Perrin, 2020). Il est également l’auteur de Philippe de Commyne (Fayard, 2006), Louis XI (Perrin, 2015) et, en collaboration avec Jean-Claude Mühlethaler, Écriture et pouvoir à l’aube des temps modernes (PUF, 2002).
FIGAROVOX.- L’épidémie actuelle de Coronavirus ramène nos sociétés modernes à des peurs archaïques dont elles se croyaient débarrassées. On associe beaucoup l’épidémie au Moyen Âge. Est-ce l’époque de l’histoire où il y en a eu le plus? Ou bien parce que ce fléau tient une place particulière dans l’imaginaire collectif à cette époque?
Joël BLANCHARD.- Oui, le Moyen Âge a connu, non pas une peste, mais plusieurs. La plus mortelle est celle de 1348, appelée Grande Peste ou Peste Noire, venue d’Extrême-Orient, en suivant la route de la soie, pour atteindre Messine et Marseille. Mais il n’y a pas que l’énorme vague de la peste de 1348, il y a eu plusieurs grandes lames dévastatrices à la fin du Moyen Âge, au moins quatre. Les effets de ces épidémies ont été catastrophiques. Jean de Venette, le carme parisien qui écrit une chronique de 1340 à 1368, dit que, en beaucoup d’endroits, sur vingt habitants il n’en restait que deux, qu’on portait dévotement chaque jour sur des chariots, pour les ensevelir au cimetière des Saints-Innocents, plus de cinq cents cadavres. On sait que dans certaines régions, en Normandie, le jeu cumulé des pestes à répétition et des guerres emporta 70 à 80% de la population.
Dans certaines régions, en Normandie, le jeu cumulé des pestes à répétition et des guerres emporta 70 à 80% de la population.
On hésite encore au Moyen Âge sur le nom à donner. L’hésitation reflète précisément les difficultés à identifier une maladie nouvelle, et le mot peste désigne toutes sortes de maladies, ce pourquoi on parlera plus tard de Grande Peste ou de Peste Noire. Le mot épidémie, d’origine grecque, n’est utilisé que par les spécialistes. Quant au mot «peste», il se rapporte à toutes sortes de maladies.
Parmi toutes les épidémies, celle de la Peste noire a été particulièrement terrifiante. Pouvez-vous en rappeler l’ampleur et les dégâts?
En 1400, la population est partout inférieure à ce qu’elle était en 1350. Les chiffres des décès sont considérables. Pour ce qui est de la Peste Noire, elle emporta en deux ans environ le tiers - chiffre donné par Froissart - ou la moitié - chiffre de Simon de Corvino - des Européens. Il n’y avait pas eu de peste en Occident depuis le début du VIe siècle. Certaines régions sont particulièrement touchées comme la Normandie, nous l’avons dit, mais aussi le Languedoc et la Provence. Les gens sont mis en quarantaine. Pour la Peste Noire, les chroniques donnent entre 50 000 et 80 000 morts. La peste est surtout un phénomène urbain, car la densité de la population favorise la contagion. Pour les lames ultérieures, à Paris, si l’on s’en tient au témoignage du Bourgeois de Paris qui écrit un journal des événements qui se sont passés de 1405 à 1419, pour la seule période de 8 septembre au 8 décembre 1418, il y aurait eu 100 000 morts: chiffre sûrement excessif pour une ville de 200 000 habitants au maximum.
Comment les autorités ont-elles réagi à l’époque?
La peste est d’autant plus terrifiante qu’elle frappe n’importe qui sans distinction des tempéraments, aussi bien les nobles de tempérament sanguin que les poètes plus mélancoliques. La réponse des autorités fut faible, du moins dans le royaume de France, alors que les cités italiennes ont parfois mis des mesures préventives en place.
La réponse des autorités fut faible, du moins dans le royaume de France, alors que les cités italiennes ont parfois mis des mesures préventives en place.
On ne savait que faire, d’autant qu’elle pouvait apparaître comme une punition divine. Près de trois cents traités ont essayé de traiter la question de la peste, dont le Compendium de epidemia (octobre 1348). Le fait que la peste fût une maladie ignorée depuis le VIe siècle obligeait à réactualiser les connaissances et à compléter les dires des anciens par les avis des modernes.
Et les scientifiques?
Il y a deux formes de peste qui sont bien différenciées par les médiévaux: ils distinguent la peste bubonique inguinaria de la région de l’aine, où se logeaient les bubons, les adénites, les ganglions enflammés, de la peste pulmonaire, celle-ci se logeant dans les poumons. La seconde forme s’attrape par contagion. L’explication donnée au Moyen Âge, non scientifique naturellement, est une infection de l’air et des eaux. C’est l’hypothèse retenue par le médecin pontifical, Guy de Chauliac, alors même qu’il note la transmission d’homme à homme ; mais il ne tire pas de cette observation qu’elle soit une cause possible.
Au sujet de la peste on observe plusieurs réactions au Moyen Âge. Médicale d’abord, car il y a eu des ordonnances d’hygiène. La Faculté de médecine a essayé elle-même d’enrayer le phénomène sans succès, son analyse ne prenant pas en compte que la peste était causée par un agent infectieux (puce, rat). Les médecins pensaient que la maladie se diffusait par l’air, qu’il y avait des zones infectées, pestilentielles: les causes premières sont astrologiques, l’étiologie fondée sur la corruption de l’air, l’importance est donnée aux conditions climatiques et à l’orientation des vents. Le meilleur moyen de se prémunir est encore de s’éloigner d’un endroit d’où s’échappaient des vapeurs malignes et pestilentielles. La charité la plus élémentaire commandait aux médecins d’approcher les malades. On leur conseillait de porter des vêtements imprégnés de plantes aromatiques, d’avoir avec eux une pomme odoriférante ; des conseils qui, pour des raisons différentes, évoquent ceux que l’on entend aujourd’hui çà et là. La Chronique Scandaleuse contemporaine du règne de Louis XI (1461-1483) indique que les hommes et femmes aristocrates et bourgeoises évitent dans les périodes «pesteuses» les bains, les cuviers, dont les hôtels sont pourvus! Par l’attraction, disait-on, de l’air corrompu et empoisonné qu’exhalent les patients, ces maladies contagieuses contaminent les personnes présentes. À commencer par les médecins eux-mêmes et les prêtres assistant les mourants. Les Frères de Saint François ont payé un lourd tribut. Guiral Ot, le maître général de l’Ordre, évêque de Catane, en est une des premières victimes.
On observe également des réactions religieuses: prêches, processions et pèlerinages tentent de conjurer en vain l’épidémie ; judiciaires: des procès engagés contre les semeurs de peste (une trentaine de personnages qui auraient gardé des draps souillés pour s’en servir et piller la ville pendant la maladie). Des boucs émissaires sont désignés, les Juifs, accusés d’avoir empoisonné les puits. Le pape Clément VI, faisant preuve de charité et de courage, prit leur défense ; il y eut, malgré tout, de nombreux massacres. «La cruauté du monde se déchaîna contre eux», écrit Jean de Venette dans sa Chronique. D’autres explications font le lien entre épidémies et divisions politiques. Il y a aussi des aspects moins négatifs: sur le plan public, on a déjà noté les ordonnances d’hygiène ; mais dans la sphère privée des conseils sont aussi donnés: les ricordi (sortes de journaux) de Giovanni di Pagolo Morelli, écrivain florentin, mêlent aux événements de la vie politique municipale et internationale les faits personnels et familiaux, et dans cette seconde catégorie il insère une description de la peste et les moyens de s’en préserver: il s’agit de protéger le lignage contre les périls représentés par les maladies. C’est en quelque sorte une pédagogie publique et familiale.
La mobilité des hommes d’armes et des populations fuyant les zones de guerre entraîne la dissémination du virus.
En fait les explications sont, on l’a vu, surtout spéculatives, voire irrationnelles. Reprenons le témoignage du Jean de Venette. Il fait état des croyances qui accompagnent les épidémies: certains l’expliquent par la triple conjonction des planètes (Saturne, Jupiter et Mars) qu’ils considèrent comme le présage de la peste, d’autres par l’apparition d’une comète. Le lien est souvent établi entre la peste et la famine. Le lien entre épidémie et guerre est plausible dans la mesure où la mobilité des hommes d’armes et des populations fuyant les zones de guerre entraîne la dissémination du virus. C’est ce que décrit Thomas Basin de sa Normandie natale: «plusieurs se confièrent à la mer pour se rendre soit en Bretagne soit en Angleterre et y goûter le triste pain de la servitude ou la mort dans les flots marins, ou encore, déjà contaminés par leurs compagnons malades de la peste, pour mourir en abordant aux rivages espérés.»
Dans quelle mesure l’épidémie a-t-elle permis de faire avancer la médecine?
On ne peut pas dire que la Peste noire a permis de faire avancer la science. Les médecins ont continué d’analyser le phénomène à partir des modèles qui étaient les leurs: la théorie des tempéraments, la thèse des prédispositions naturelles, l’astrologie, etc. Cependant, les travaux de l’alchimie distillatoire, dite médicale, la découverte de l’eau-de-vie, vue comme une panacée adaptable à tous les tempéraments, ont semblé être une solution, un espoir. Rappelons que son promoteur le plus célèbre, également prophète illuminé, Jean de Roquetaillade, échappa à la peste, non grâce à l’eau-de-vie, mais parce que, mis au cachot, il ne fut pas infecté, alors que les autres frères du couvent en moururent presque tous.
Comment s’est répercutée l’épidémie dans les arts et dans la culture? A-t-elle été féconde?
La littérature s’est fait l’écho des épidémies: elle reflète les peurs et témoigne des violences qui les accompagnent, des effets collatéraux absolument dramatiques. La peste fut une source d’inspiration féconde. L’épidémie est favorable aux périodes de confinement. On sait que la peste de Florence constitue le cadre du Décaméron. Pour se divertir, les personnages (sept femmes et trois hommes) se réfugient extra muros et instaurent une règle selon laquelle chacun devra raconter quotidiennement une histoire illustrant le thème choisi par le roi ou la reine de la journée. Nul doute que la fiction ne soit un puissant dérivatif à l’effroi. Ce qui frappe c’est l’imagination des auteurs, poètes ou chroniqueurs. Nous avons parlé du Décameron, mais pensons aussi à ces quelques vers de Guillaume de Machaut, un des grands maîtres de l’art poétique de la fin du Moyen Âge, soigneusement enfermé chez lui, sans doute dans sa maison canoniale de Reims, qui au début du Jugement du roi de Navarre décrit les campagnes après la peste: «Le coq ne chantait plus pour annoncer les heures dans la profondeur de la nuit...l’agneau ne suivait plus sa mère…partout le loup pouvait chercher sa proie…l’œil de l’homme ne se réjouissait plus à voir les vertes prairies…la misère se développa partout et éprouva particulièrement le peuple et les habitants des campagnes…» Ces quelques vers, s’ils n’ont pas l’éloquente énergie du préambule du Décaméron, sont écrits sous l’impression immédiate des événements qui avaient frappé de stupeur et d’effroi le monde chrétien tout entier: ils ont sans doute inspiré Jean de Venette dans sa description de la peste.
La Peste et l’impuissance de l’Église à la stopper par les sacrements (pèlerinages, processions) ont préparé la Réforme et la Renaissance ?
Comme souvent au Moyen Âge, les effets désastreux de la Peste Noire sont associés aux terribles événements des années 1348-1349, à la persécution des Juifs, au mouvement religieux des «Flagellants». L’amalgame est fait dans l’exploitation des représentations nombreuses et souvent chargées émotionnellement. C’est vrai dans l’art, la peste marque la peinture et contribue fortement à la représentation de la souffrance et de la mort. Les thèmes optimistes de la Vierge à l’enfant, de la Sainte Famille et du mariage laissent la place à des thèmes d’inquiétudes et de douleurs, ou à des thèmes millénaristes: ceux de la fin des temps, de l’Apocalypse et du Jugement dernier. Pensons à un autre thème plus célèbre, celui de la «danse macabre» où les vivants dansent avec les morts, ce thème se retrouve surtout sur les fresques d’églises de l’Europe du Nord. C’est le thème du Triomphe de la mort, dont les représentations les plus célèbres sont celles du palais Sclafani à Palerme et Le Triomphe de la Mort de Brueghel. Pensons aussi à ces textes, comme celui de Pétrarque (De la vie solitaire), qui vantent les mérites du retrait à la campagne, loin du remous des villes et de la cour, et qui, encore aujourd’hui, hantent l’imaginaire de nos contemporains quittant la grande ville pour échapper à la contagion et…pour les plus lettrés d’entre eux, se ressourcer. N’oublions pas non plus que c’est à cette époque que des traités essentiels pour la modernité (à venir) comme la Logique de Guillaume d’Ockham, que des œuvres comme celles de Machaut, de Bocacce (déjà cités), de Chaucer, plus tard de Charles d’Orléans et de Villon furent conçues.
Avançons enfin une hypothèse. Si l’on observe un afflux de textes, de poèmes, de nouvelles et d’œuvres artistiques se rapportant à cette catastrophe, ne peut-on pas dire que la Peste et l’impuissance de l’Église à la stopper par les sacrements (pèlerinages, processions) ont préparé la Réforme et la Renaissance?
Comment s’est passée la sortie de l’épidémie? Le réflexe après la crise a-t-il été celui d’un déchaînement de jouissance ou bien au contraire de pénitence collective?
Après l’épidémie, les effets sont décrits par Jean de Venette: de la peste, nous dit-il, le «monde ne sortit pas meilleur, mais pire». Désordre économique et matériel, car la peste concentre les héritages dans les mains de ceux, peu nombreux, qui ont survécu: «les hommes furent d’autant plus avides et avares qu’ils possédaient plus de biens qu’avant» ; les prix doublèrent aussi bien pour les objets que pour les vivres, les marchandises et les salaires des cultivateurs et des serfs. Désordre social, car s’ensuivirent procès, litiges, rixes. Enfin désorganisation des écoles, à cause de la surmortalité des maîtres, les clercs. Bref, «la charité commença à se refroidir et l’injustice abonda». Après la peste, nous dit Jean de Venette, des choses extraordinaires se produisirent: les femmes mettent au monde des jumeaux, et même des triplés, les enfants, quand ils viennent en âge d’avoir des dents, en ont vingt ou vingt-deux au lieu d’en avoir trente-deux. On le voit, la période qui suit l’épidémie est pire que la peste elle-même et ses effets incalculables. Une leçon pour le présent.
Aux XIVe et XVe siècles, la médecine se révéla incapable de cerner le problème et de le résoudre: ses outils d’analyse n’étaient pas à la hauteur de l’événement.
Certes, la Peste noire et son cortège de calamités ne peuvent être comparés à la situation actuelle. Aux XIVe et XVe siècles, la médecine se révéla incapable de cerner le problème et de le résoudre: ses outils d’analyse n’étaient pas à la hauteur de l’événement. De plus, le Moyen Âge ne disposait pas des moyens de communication qui sont les nôtres aujourd’hui, il n’empêche qu’en lisant les chroniqueurs de ces périodes, on ne peut qu’être frappé par certaines concordances, la compassion des uns, l’avidité ou l’égoïsme des autres. À la question de savoir jusqu’à quand cela allait-il durer, Jean de Roquetaillade répondait qu’on n’avait encore rien vu. «Car il est nécessaire, ajoutait-il, que le siècle soit entièrement bouleversé». Cela, bien entendu, c’était une parole du XIVe siècle.
Auriez-vous certains conseils de lecture à soumettre à nos lecteurs qui voudraient approfondir le sujet?
Absolument. Je recommande naturellement le Décaméron de Boccace, et notamment sa traduction par Giovanni Clérico parue en 2006 chez Folio Classique. Je songe également à la Chronique dite de Jean de Venette (Livre de poche, 2011) et à l’ouvrage de Thomas Basin Histoire Charles VII et de Louis XI (Pocket, 2018). On peut ajouter enfin, pour un travail historique approfondi sur la peste, le livre en deux volumes de Jean-Noël Biraben, Les hommes et la peste en France et dans les pays européens et méditerranéens (Mouton, 1975-1976).
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