Le rappel à l’ordre du Printemps québécois 

Quand peut-on invoquer la désobéissance civile ?

La notion de désobéissance civile comporte l’idée d’une transgression volontaire de la loi

Désobéissance civile - Printemps québécois - Amir Khadir

Lorsque 150 000 citoyens ignorent à leur insu un itinéraire dûment remis à la police, ces manifestants pratiquent-ils la désobéissance civile ? Qu’en est-il des milliers de personnes qui, au moyen de leurs casseroles, expriment leur indignation face au gouvernement ? Répondre à ces questions suppose que soient clarifiés au préalable les enjeux suivants : 1) avons-nous assisté à des actes de désobéissance civile depuis la grève étudiante et la récente crise sociale ? 2) Est-ce que la situation actuelle, depuis l’adoption de la loi spéciale, peut justifier la désobéissance civile ?
L’emploi de l’expression désobéissance civile exige une clarification, faute de quoi elle se trouvera immanquablement galvaudée. Lorsque le ministre de la Justice associe volontiers la « désobéissance civile » au vandalisme, il fait de la démagogie. Quant à l’idée selon laquelle la désobéissance civile constitue la « négation même de la règle de droit, une pratique inadmissible en démocratie », cette opinion exige un examen critique. Ce texte voudrait faire le point sur cette question.
La conscience citoyenne face au pouvoir autoritaire de l’État : Thoreau et Gandhi
La notion de désobéissance civile comporte l’idée d’une transgression volontaire de la loi. Dans Resistance to Civil Government, Thoreau juge qu’il en va de la responsabilité morale de tous les citoyens de résister à l’application d’un décret injuste. Le problème auquel il était confronté venait du fait que l’obéissance servile de la majorité causait des préjudices au bien commun et retardait l’abolition de l’esclavage, ce pourquoi il voulut offrir au peuple le moyen d’une révolution pacifique. Or comme le gouvernement s’était lancé dans une guerre contre le Mexique, et qu’environ le sixième de la population était toujours réduite en esclavage, il songea à une forme de « désobéissance » qui justifierait le retrait de la taxe devant financer la guerre : « S’il n’est d’autre alternative que celle-ci : garder tous les justes en prison ou bien abandonner la guerre et l’esclavage, l’État n’hésitera pas à choisir. Si un millier d’hommes devaient s’abstenir de payer leurs impôts cette année, ce ne serait pas une initiative aussi brutale et sanglante que celle qui consisterait à les régler, et à permettre ainsi à l’État de commettre des violences et de verser le sang innocent. Cela définit, en fait, une révolution pacifique, dans la mesure où pareille chose est possible. » Cette alternative influencera Gandhi.
C’est d’abord en Afrique du sud que l’avocat Gandhi préconisa la désobéissance civile pour s’opposer au pouvoir colonial britannique. Il fut alors jeté en prison. En 1908, pour contrer la loi d’identification des ressortissants asiatiques, Gandhi, après s’être soumis à la procédure d’identification, prôna ensuite la désobéissance civile en demandant à ses compatriotes de brûler leurs certificats. Comme lui, plus de deux milles Indiens brûlèrent publiquement leurs papiers sans opposer de résistance aux forces de l’ordre, et ce, dans le cadre d’une action pacifique prouvant que les coolies n’obéiraient jamais à cette loi injuste. Certes, il fallut une grève des mineurs et une marche des femmes pour que Gandhi obtienne, après sept ans de satyagraha, le retrait des mesures discriminatoires.
La désobéissance civile est une action individuelle ou concertée qui, de manière volontaire, propose, par la transgression publique et pacifique d’une loi, le retrait d’une mesure jugée discriminatoire au point de vue de la conscience morale de citoyens ciblés par une injustice. La désobéissance devrait être pratiquée en toute « conscience de cause » et s’inscrire dans une action pacifique visant le retrait d’une loi injuste. La désobéissance civile n’a donc rien du vandalisme car, comme le disait Gandhi, pour que la désobéissance soit « civile » il faut que l’action choisie respecte les autres lois.
Devoir de désobéissance civile et contexte québécois
Il faut montrer ici que la possibilité de la désobéissance civile demeure inhérente à une saine démocratie. Pour ce faire, nous répondrons aux principales objections élevées récemment contre cette pratique. Selon la première, la désobéissance civile serait inadmissible dans un État de droit, car elle menacerait la démocratie ; selon la seconde, comme les motifs allégués par les étudiants ne seraient pas assez graves, cette pratique ne serait donc pas justifiée.
Si l’on considère ce qu’est la désobéissance civile, la première objection perd de sa force, car le but de cette pratique est de faire évoluer concrètement le pouvoir politique en matière de droits sociaux afin de parvenir à une démocratie digne de ce nom. En fait, cette objection vient de la crainte que la désobéissance civile s’attaque au symbole que sont nos institutions démocratiques et nos droits. Or, comme le rappelait entrevue J.-M. Muller, un tel « risque de désordre est purement théorique ».
Cette objection suppose qu’il faut obéir à la loi parce que la primauté du droit commande que personne, en principe, n’est au-dessus de la Loi. Or, c’est manquer l’essentiel que de réduire la désobéissance civile à une transgression de la Loi, car son but est d’interroger la légitimité d’une loi. À ce propos, il faut citer à nouveau l’entretien avec J.-M. Muller : « Le philosophe John Rawls a aussi réfléchi sur ‘le rôle et la justification de la désobéissance civile dans le cadre d’une autorité démocratique légitimement établie’. Pour lui, l’action de désobéissance civile vise à susciter dans l’espace public un débat démocratique sur une violation du droit. Les tribunaux peuvent, dès lors, prendre parti en toute légitimité en faveur de l’action de désobéissance civile en déclarant que la loi ou la politique contestée est anticonstitutionnelle ou que son application est illégale. Selon Rawls, l’action de désobéissance civile ‘aide à maintenir et à renforcer des institutions justes’ dans la mesure où elle corrige des manquements de la justice. »
Or le fait de songer à la désobéissance civile, puis de la pratiquer, comme la fait un député à Québec, illustre que nous devons nous interroger sur la légitimité de la loi, plutôt que de nous y conformer aveuglément. À ce propos, la capacité de la conscience à questionner la primauté du droit prouve que certains citoyens ont atteint les stades 5 et 6 de l’échelle du développement moral de Kohlberg. En effet, tout citoyen capable d’argumenter la légitimité d’une norme dépasse le niveau conventionnel du respect de la loi et de l’ordre (stade 4) et se hisse au niveau de la morale post-conventionnelle (celui des grands principes éthiques).
Enfin, la désobéissance civile est nécessaire à la démocratie pour la simple et bonne raison que le législateur pourrait errer ou abuser de ses prérogatives. En effet, il est indéniable que des représentants dûment élus, même dans un contexte démocratique, peuvent abuser de leurs pouvoirs et adopter des mesures autoritaires qui risquent de bafouer des droits. Étant démocratiquement justifiée et moralement nécessaire, la désobéissance civile ne devrait pas être rejetée a priori dans le contexte d’une loi spéciale qui, selon le Barreau, selon cinq cents juristes et des experts internationaux, risque de porter atteinte à des droits fondamentaux. Quant à la seconde objection, selon laquelle les motifs invoqués pour justifier le recours à la désobéissance civile dans le contexte récent ne sont pas assez sérieux, il faut mentionner qu’il s’agit ici des droits d’association, de représentation et de liberté d’expression. Qu’on se souvienne seulement que les requêtes en injonction obtenues par une poignée d’étudiants servaient essentiellement à délégitimer les mandats de grève obtenus démocratiquement en vertu de la Loi sur l’accréditation et le financement des associations d’élèves et d’étudiants.
Or, même si l’on ajoutait à ce motif que la loi spéciale limite le droit de s’associer et de manifester, donc d’exprimer librement ses opinions, par les sanctions pénales et financières disproportionnées (art. 25, 26, 28) qu’encourt tout étudiant qui ferait du piquetage devant un collège (art. 13 et 14) ou qui, via son association, en inciterait d’autres à prendre les moyens nécessaires pour faire respecter un vote de grève (art. 15), nous n’aurions pas encore saisi la gravité de ces atteintes. En effet, le tableau restera incomplet si l’on omet l’emploi, par les policiers, d’une force de répression excessive à l’endroit des étudiants et des manifestants. S’il faut laisser le soin d’établir ces violations de droits aux instances compétentes, il n’en reste pas moins que c’est parce que ce sont des étudiants, des jeunes, qui n’ont ni pouvoir économique ni capacité de tirer les ficelles du pouvoir qu’ils sont victimes d’un tel traitement.
Même si leurs récriminations ne sont pas celles de Thoreau, de Gandhi ou de Luther King, celles des étudiants québécois méritent néanmoins considération, car elles reposent sur le même principe éthique universel : le respect dû à quiconque demande à être entendu dans le cadre d’une lutte sociale pacifique fondée sur l’argument d’une « apparence de droit ».
Conclusion
Il est évident que, en défiant délibérément une injonction, plusieurs étudiants de même que certains professeurs ont pratiqué la désobéissance civile. Quant à l’affirmation selon laquelle la participation à une manifestation nocturne jugée d’office illégale est de la désobéissance civile, elle se heurte au fait que la police montréalaise, en tolérant ces marches spontanées, les rend par le fait même civiles. Évidemment, ce n’est pas le cas à Québec, comme l’illustre l’arrestation d’un député hier soir. Enfin, peut-on imaginer qu’en « jouant de la casserole » on pratique la désobéissance civile ? Je ne le crois pas. Pour l’essentiel, nous avons affaire à un mouvement populaire qui exprime un profond désarroi face à une manière de gouverner qui ne correspond plus à ce que l’on attend d’un digne exercice du pouvoir en démocratie.
Faut-il donc pratiquer la désobéissance civile pour contrer la loi 78 ? C’est une question de conscience autant que de stratégie politique, car la désobéissance civile peut être onéreuse. Certes, mais l’argent n’est pas tout : « La désobéissance civile, affirmait Gandhi, est le droit imprescriptible de tout citoyen. Il ne saurait y renoncer sans cesser d’être un homme. »
Daniel Desroches
_ Professeur au Collège Lionel-Groulx
_ Texte d’abord publié par le Journal des Alternatives


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3 commentaires

  • Archives de Vigile Répondre

    8 juin 2012

    On voit qu’une lectrice sur Vigile, un site qu’elle vient peut-être de découvrir, va trop vite. Elle tape plus vite qu’elle parvient à réfléchir. Si elle se sent autorisée à associer le nazisme à la politique québécoise et au Grand Prix, c’est parce qu’elle ignore l’histoire de l’Europe et qu’elle ne réalise pas que les mots doivent conserver au moins un sens. Elle est rapide, sans doute trop, et pense en plus pouvoir donner des conseils à un professeur qui, soit dit en en passant est un spécialiste de son sujet, alors qu’il n’est pas du tout clair qu’elle comprend elle-même les termes qu’elle utilise.
    Elles est également drôle : Chomsky a écrit beaucoup, soit, mais il n’est pas très utile lorsque l’on aborde la difficile question de la désobéissance civile. Quand on veut comprendre la démocratie, d'ailleurs, on ne se limite surtout pas à un clip de Chomsky, lui qui s’est surtout intéressé au langage et à la propagande. On relit plutôt ses classiques. Cela permet d’éviter des remarques de jeunes auteurs moitié engagés, moitié ignorants, qui écrivent « qu’il n’y a pas de démocratie sur la terre ».
    Non, la démocratie en effet est en régime politique en transformation constante, dont les principes ont connu, partout dans le monde, des interprétations divergentes. Son idéal n’existe pas. Pas plus que celui de l’oligarchie ou celui de la ploutocratie, qui sont aussi des régimes politiques. Les idéaux ne se trouvent pas dans la réalité, donc pas sur la terre. La démocratie, par définition, nous décevra toujours, ce qui ne veut pas dire que le gouvernement Charest est légitime ou non.
    Quant à Derrida, il dit la démocratie « à-venir » non pas parce que nos régimes ne sont pas démocratiques, tant s’en faut, mais parce qu’il remet en question la synchronie visée par toute démocratie. C’est bien parce que le temps est brisé que l’idéal démocratique est impossible à réaliser. À ce sujet, on peut relire Spectres de Marx.
    Au lieu d’écrire des commentaires insipides au bas des articles, d’induire en erreur des lecteurs honnêtes et espérer conseiller des professeurs qui s’y connaissent en pensée politique, Cristal devrait relire ses livres du baccalauréat et... ses propres textes.

  • Daniel Desroches Répondre

    8 juin 2012

    Bonjour Cristal,
    Je vous accorde que l'emploi du terme «démocratie» renvoie ici à un type de légitimation des sociétés qui, je le crains, n'est toujours qu'un idéal.
    À propos de cette difficulté, vous auriez pu me citer le Contrat social de J.-J. Rousseau : «A prendre le terme dans la rigueur de l’acception, il n’a jamais existé de véritable Démocratie, & il n’en existera jamais. Il est contre l’ordre naturel que le grand nombre gouverne & que le petit soit gouverné.» (Livre III, Chap. IV)
    Je vous accorde les distinctions auxquelles vous faites allusion dans le contexte actuel des régimes politiques en Occident, y compris pour Derrida. Cela dit, mon argumentation n'aurait pas été très différente puisqu'elle portait sur la désobéissance civile.
    Peut-être auriez vous préféré la version longue de mon article, la version plus philosophique, qui se trouve sur le site de Nouveaux Cahiers du socialisme...
    http://www.cahiersdusocialisme.org/2012/06/07/quand-peut-on-invoquer-la-desobeissance-civile/
    Bien à vous,
    DD

  • Archives de Vigile Répondre

    8 juin 2012

    Je vous rappelle qu’à titre de professeur vous devriez retirer le terme démocratie de l’abus illusoire qu’il subit dans nos systèmes (et par eux stratégiquement) politico-économiques actuels, puisque nous sommes dans une oligarchie, ici comme ailleurs, non dans une démocratie.
    Qui plus est, ces oligarchies d’État sont encadrées par une ploutocratie locale et désormais mondialisante. Noam Chomsky, que je vous imagine connaître, apporte tout l’éclairage nécessaire à ces distinctions.
    Dans une vidéo récente d’ailleurs, disponible sur Internet, il fait l’historique en remontant jusqu’à Aristote, de ce qui est à entendre par démocratie et autres systèmes socio-politiques.
    Actuellement : aucune démocratie n’a lieu sur terre. Ce pourquoi Jacques Derrida, que je vous imagine aussi connaître, l’a définie comme « à-venir ».
    Merci pour votre éclairage intéressant et pertinent sur la désobéissance civile.
    Cristal de Paix