Juger les juges

Qui évaluera Jacques Attali ?

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par Louis Pinto - L’évaluation se présente comme une technologie avancée permettant de rompre avec un passé routinier. Elle débouche sur une cartographie où tout le monde est identifié, situé et, le cas échéant, exhibé au regard public, de l’opérateur sur écran d’ordinateur jusqu’aux ministres, en passant par les professeurs, les chercheurs, les policiers. A chacun selon ses mérites… Avec de la bonne foi et de l’ingéniosité, on peut parvenir à des standards indiscutables : il y a des patrons qui « créent de la valeur pour l’actionnaire », des vendeurs qui vendent, des universités, des lycées plus demandés que d’autres, et, enfin, des « perdants » qui perdent de l’argent.
Mais que mesure-t-on vraiment ? Tant qu’on ne s’interroge pas sur la fabrication des critères d’évaluation, on risque de consacrer de fausses évidences : la réussite prouverait de la valeur, laquelle s’exprime dans la performance. La tautologie (celui qui réussit est ipso facto le meilleur) prend la forme trompeuse d’une proposition dotée de contenu.
Pour mieux comprendre ce qu’il en est, on peut s’essayer à l’exercice auquel nous invite ce pousse-au-crime qu’est Jacques Attali : évaluons Jacques lui-même (appelons-le ainsi pour garantir l’anonymat et l’équité), auteur du récent rapport Attali (1), qui prône, entre bien d’autres choses, un usage intensif et extensif des procédures d’évaluation (2). Une telle idée ne lui serait assurément jamais venue, tant la certitude de se voir mis au premier rang aurait froissé la modestie d’une personnalité louée par M. Nicolas Sarkozy autant que par Mme Ségolène Royal. Mais essayons...
Jacques s’est lancé, comme éternel ancien petit génie sorti de Polytechnique, dans toutes sortes d’occupations politiques, économiques, intellectuelles et autres. Faut-il évoquer le rôle de l’ancien conseiller du président Mitterrand dans l’émancipation des couches populaires, le renforcement politique du Parti socialiste, ou, au contraire, son rôle dans le tournant de la rigueur de 1983, l’abandon des dogmes à coloration étatiste, dirigiste, marxiste ? D’emblée, nous voilà arrêtés par une difficulté préliminaire : selon ce qu’il tient pour un mérite ou pour un défaut, l’évaluateur se voit renvoyé vers l’archaïsme d’une gauche attardée à la défense des classes populaires ou vers un modernisme sans droite ni gauche qui ne connaît que les « challenges » de la compétition économique. Comment choisir ? Ou plutôt : comment ne pas voir ce qu’il faut choisir si l’on connaît un tant soit peu d’économie et d’anglais ?
Au passage, un autre présupposé serait à élucider : la constance politique est-elle vraiment une vertu, ne serait-elle pas plutôt un symptôme de blocage ? Là aussi, le choix révèle le point de vue : d’un côté, ceux qui s’entêtent dans la fidélité à des principes robustes ; de l’autre, ceux qui apprécient la mobilité, l’ouverture, le changement. Comment hésiter ?
Peut-être sera-t-il plus aisé d’évaluer notre grand évaluateur sur le terrain d’excellence de l’évaluation, celui de la gestion économique. Entre autres fonctions, Jacques a présidé la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD), créée en 1990 pour hâter l’immersion des pays de l’Est dans le grand bain de l’économie de marché. On remarquera trois choses : la nomination fut moins liée aux talents de banquier du candidat qu’à la capacité du président François Mitterrand de l’imposer à ce poste ; le bilan a été controversé ; apparemment soucieux de son confort propre autant que du développement des pays de l’Est, Jacques a dû démissionner en 1993. Dans de telles affaires, la réussite ne peut se décider à la façon d’un résultat sportif. L’évaluateur évalué et malmené pourrait s’interroger sur les recours dont dispose un évalué de rang modeste face à ce qu’il tient pour des erreurs de jugement.
Quant aux sociétés de conseil fondées par la suite, comme Attali & A, faut-il imputer leurs bénéfices au génie entrepreneurial du patron ou bien à son impressionnant réseau de relations tissé à l’Elysée ? Ce qui conduit à se prononcer sur la question de savoir si le capital relationnel doit être pris en compte, ou non, dans l’évaluation de l’action d’un dirigeant, quitte à estimer que ce pourrait bien être là son seul mérite.
Que dire de Maître Jacques le penseur, auteur d’innombrables livres sur des sujets les plus divers ? Là aussi, on peut osciller entre des options opposées selon que l’on prend l’auteur pour un esprit brillant et universel ou pour un peintre du dimanche non dénué de toupet. Comment trancher ? Par exemple, en envoyant son livre sur Marx aux meilleures universités américaines, celles du classement de Shangaï, qui fascine notre postulant à l’évaluation, pour être jugé par les spécialistes « incontestés » du marxisme (3). On mesurerait alors la part de l’originalité, de la profondeur et celle du délayage, de la deuxième main, du plagiat (cela a été affirmé) et du faux-semblant. Puis on demandera à ces experts s’ils recruteraient un tel chercheur pour quatre ans, davantage – ou pas du tout.
Supposons maintenant que Jacques ne soit pas le meilleur dans tous ces domaines. A quel type de sanctions se trouverait-il exposé ? Il y a des seuils dans l’espace social où les profits varient sans être jamais négatifs. Le capital dont dispose une « personnalité » tient à la force sociale que lui assurent ses liens à des milieux économiques, patronaux, politiques, médiatiques. Par exemple, un livre signé de pareille plume étant presque toujours salué comme un « événement » par la presse « unanime », on voit mal ce qu’il faudrait faire pour démériter. Le propre d’une telle personnalité est d’échapper à la mesure objective, ou, si l’on préfère, de ne connaître que des mesures sur mesure.
Une illustration intéressante de nos jours est donnée par la fonction de maître-d’œuvre de rapports officiels (MM. Alain Minc, Edouard Balladur, Michel Camdessus, etc.) commandés par le pouvoir politique pour mettre en forme des « recommandations » déjà présentes en pointillé dans la lettre de mission. Les personnalités concernées apparaissent d’autant plus « indépendantes » qu’elles combinent les figures indéfinies du « sage » et de l’« expert ». Qui évaluera une telle combinaison ? Réponse : le pouvoir politique.
Si Jacques Attali (levons l’anonymat) n’est pas un cas particulièrement original, il présente toutefois le mérite de révéler le contraste entre l’avidité à évaluer les autres et le traitement de faveur réservé à ses propres performances. Il suggère aussi des questions plus générales. Qu’est-ce qu’un patron ou un homme d’Etat performant et créatif ? Dans leur autoévaluation, les groupes dominants sont toujours portés à faire valoir des qualités personnelles impondérables et, simultanément, à assujettir les membres des groupes les plus modestes à des exigences strictes de mesure (adresse, rapidité, docilité et/ou initiative…).
Qui sera juge des juges ?, se demandait Pierre Bourdieu face aux dérisoires palmarès d’intellectuels publiés par la presse. Les luttes pour les classements sont une dimension essentielle des luttes sociales. A vouloir l’ignorer, on contribue à naturaliser les verdicts des dominants. Les « meilleurs » sont présumés être les plus intelligents, les plus courageux et peut-être – qui sait ? – les plus doués génétiquement.
Si l’on ne peut s’abandonner à l’utopie d’une absence de classement, du moins serait-il avisé de réfléchir aux conditions dans lesquelles l’évaluation peut échapper à l’arbitraire des relations de force. Dans des disciplines scientifiques où existe un savoir contrôlé, validé, la seule source d’évaluation légitime est celle des pairs. Ce n’est pas un président d’université, un journaliste, ou un « expert » qui décidera qui est bon mathématicien, c’est un mathématicien. Dans d’autres univers exposés au conflit et au débat, des critères univoques seraient irrecevables. Si toute mesure enferme des présupposés politiques, on peut les expliciter. Des économistes ont ainsi proposé des solutions de rechange aux indicateurs dominants en évaluant les politiques au moyen de critères qui rendent compte de la santé des individus, des inégalités sociales, etc.
« Ou on est bon ou on n’est pas bon » : mieux vaut ne pas s’en tenir à cet adage de décideur, tellement sommaire qu’il n’est pas aisé, on l’a vu, de l’appliquer à Attali, même si l’on a une petite idée.
Louis Pinto
Directeur de recherche. Auteur, entre autres, de La Vocation et le Métier de philosophe. Pour une sociologie de la philosophie dans la France contemporaine, Seuil, Paris, 2007.
(1) Commission pour la libération de la croissance française présidée par Jacques Attali, 300 décisions pour changer la France, La Documentation française - XO éditions, Paris, 2008.
(2) « Faire évaluer tout service public (école, université, hôpital, administration) par des organismes indépendants » ; « évaluer les services de l’Etat (école, université, hôpital, administration) et rendre publique cette évaluation » ; « faire évaluer tout agent d’un service public (professeur, fonctionnaire, médecin) par ses supérieurs mais aussi par ses usagers », etc.
(3) L’historien Jean-Jacques Marie a relevé, entre autres erreurs émaillant cette biographie, que l’assassin de Jaurès y était présenté comme un « anarchiste » alors que Raoul Villain était en réalité un… monarchiste. Attali semble également avoir confondu le palais d’Eté (situé à Pékin) et le palais d’Hiver (de Saint-Pétersbourg). Dans les Cahiers du mouvement ouvrier, n° 27, Paris, août 2005.


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