Shmuel Trigano est professeur émérite des Universités (Sociologie, Paris Nanterre) .
FIGAROVOX.- En 2017, dans votre livre La nouvelle idéologie dominante (Hermann-Philosophie), vous décriviez l'avènement d'une nouvelle idéologie qui s'était mise en place dans les années 90 et qui allait, selon vous, reformater le monde et l'existence humaine: le postmodernisme. La victoire et les premiers pas d'Emmanuel Macron marquent-ils le triomphe de cette idéologie en France? Macron est-il le premier président français authentiquement post-moderne?
Shmuel TRIGANO.- Le propre d'une idéologie dominante, c'est qu'on ne sait pas qu'elle domine. Ses idées, les cadres mentaux et sociaux qui la portent semblent faire partie de la réalité, de l'évidence naturelle, de la vérité si bien que l'acteur social reste inconscient au fait qu'il ne s'agit là que d'un point de vue sur la réalité. Tout phénomène idéologique est massifiant. Prenons pour exemple une des idées phares du postmodernisme: la théorie des genres. C'est une nouvelle version de l'«Homme nouveau», ce mythe qui a hanté les totalitarismes du XX° siècle. Ce qui relève d'une utopie de l'humain, qui ne vise rien moins que la redéfinition de l'identité humaine et de la famille, semble s'imposer comme une vérité, une obligation morale, un impératif absolu alors qu'il n'y a là qu'une théorie contestable. Le postmodernisme qui est en délicatesse avec le réel pour éliminer toute critique à son égard a inventé une parade: le «réel» n'était qu'un «narratif» et tous les narratifs se valent...
La victoire d'Emmanuel Macron est sans aucun doute le fruit de l'état de fait produit par cette nouvelle idéologie. Mue par une aspiration à la toute-puissance (je décide qui et ce que je suis), elle est une pensée de l'illimité, que l'on entend bien dans toutes ses idées phares: le genre, la frontière, l'identité du collectif comme du sujet. Or c'est bien de cette illimitation que le candidat Macron s'est recommandé en récusant le partage gauche-droite (pourtant inhérent à toute conscience politique, prise entre la prudence et le changement). Le dispositif des primaires était, de façon majeure, typiquement post-moderne car il supprimait toute frontière entre les partis et les acteurs politiques, confondant élection partisane et élection nationale en ouvrant le vote pour élire le leader de la droite aux électeurs des partis concurrents, confondant ainsi le partisan et le national - signe qu'il n'y avait plus de «national». À l'image de l'Europe. Il était bien sûr le candidat de l'européanisme.
Plus précisément, comment définiriez-vous le postmodernisme? En quoi diffère-t-il du concept de postmodernité?
Il est possible de considérer que nous soyons entrés dans un âge post-moderne sans opter pour le post-modernisme, qui n'est qu'une interprétation spécifique de la postmodernité. Rappelons qu'il s'agit ici de concepts sociologiques: à l'âge de la «tradition» aurait succédé celui de la modernité, puis, aujourd'hui, de la postmodernité. Ces âges sont caractérisés par des structures politiques, idéologiques, économiques, caractéristiques.
Le préfixe du «post» indique cependant que nous serions entrés dans un âge que nous ne savons pas encore nommer puisqu'il est encore rivé à la modernité. Pour ma part, je vois dans le «postmodernisme» le chant du cygne de la modernité, engagée ici dans sa dangereuse pente utopique à la toute-puissance, sur un mode affirmatif -comme l'ambition de maitriser la mort et la vie- ou négatif -comme l'idée que l'humanité peut maitriser la nature à volonté. Sur le plan de l'histoire des idées, le post-modernisme est une métastase du marxisme, quoique dépouillé d'une de ses idées-forces: le sens du réel.
Ce terme désignait à l'origine un courant architectural promouvant le style éclectique, le syncrétisme artistique. Le macronisme et son fameux «en même temps» est-il un syncrétisme? Si le nouveau président est aussi déroutant, n'est-ce pas parce qu'il ne s'inscrit dans aucun héritage?
C'est justement ce syncrétisme qui semble marquer la nouvelle présidence. Elle allie (de façon époustouflante et parfaitement maîtrisée) la mise en scène la plus classique du pouvoir (nationale-souverainiste) à la «transparence» (l'évanescence?) de celui qui représente la gauche et la droite «en même temps», mais aucune des deux en particulier, un homme seul, auto-qualifié de «jupitérien», manifestant de la hauteur, un éloignement énigmatique, une distance, à travers une cadence vertigineuse de cérémonies. La troupe de députés LREM, sortis du néant par le bon vouloir du personnage présidentiel, comme une démultiplication de son image, met en acte cette «neutralité» décrétée synonyme de «réforme», de progrès, de jeunesse, de moralité, etc... Alors qu'elle est l'expression de la massification et du pouvoir total qui l'accompagne. La «différence» fait entendre ici la «neutralité», l'«indifférenciation», l'éclipse du sens.
Le postmodernisme n'est-il pas tout simplement la conséquence de la mondialisation? Va-t-il de pair avec le multiculturalisme?
Pour être plus précis, je dirais que la postmodernité va de pair avec la mondialisation, ce qui rend possible une interprétation comme celle qu'en donne le post-modernisme. C'est dans la mondialisation que l'utopie de l'illimité a pu croître: l'effondrement du camp communiste avait mis un terme à la division de la planète en même temps que de nouvelles technologies de communication faisaient croire à la «fin des frontières» et à l'unification du monde entier dans un même système. C'étaient les conditions pour que l'idéologie postmoderniste se développe. À ce niveau-là global, le problème central qui s'est alors posé est celui de la limite nationale.
L'humanité n'est pas constituée d'individus ectoplasmiques mais de peuples, de langues, de cultures, et c'est dans ces cadres que se lèvent des individus qui ont un nom propre, une identité et sont des sujets spécifiques. A l'échelle du monde, ce qui devenait une limitation changeait de calibre, alors qu'auparavant elle représentait une conquête (que la décolonisation illustra), une condition de liberté. La critique de la limite et des frontières nationales a cependant ouvert la voie à d'autres frontières: «communautaires». En ce sens, le multiculturalisme est la marque politique du post-modernisme. Il induit que, dans l'État moderne, le critère de l'identité n'est plus la nation mais la «communauté». Sauf que le cadre politique d'une telle mutation n'existe tout simplement pas, en tout cas en apparence, je vais y revenir. Pour un État de droit, le support d'une langue commune, le marché économique, la solidarité collective, l'univers culturel commun, la référence effective et efficace reste l'identité nationale. Quand Macron déclare qu' «il n'y a pas de culture française», il se fait clairement l'avocat de ce «multiculturalisme» et quand il dit qu'au contraire «il y a une culture en France», il rejette le référent de l'Etat moderne. Quand il évoque le «crime contre l'humanité» que la France aurait commis en Algérie, il cible l'État-nation français par excellence que fut la IIIème République et cible sa culpabilité comme État des citoyens (les droits du citoyen qu'elle illustra) au nom des droits de l'homme. Le multiculturalisme ne doit pas cacher la massification et l'indifférenciation qui l'accompagnent derrière les habits folkloriques qu'il expose spectaculairement.
Vous insistez sur le rôle des corporations médiatiques, académiques et juridiques dans l'avènement de cette nouvelle idéologie...
Il n'y a pas de phénomène idéologique sans un substrat social (politique, économique). Contrairement à l'époque «moderne», ce n'est peut-être plus la classe qui en est l'acteur. Le post-modernisme se paie le luxe d'une critique du pouvoir, au nom d'un anarchisme de parade (le boboïsme). Il est tout simplement en phase avec le fait que le pouvoir n'est plus là où il était, Etat, Parti, syndicat, mais se niche dans les fabriques de communication (mondiale). Elles sont devenues le cadre où l'on peut exercer un pouvoir sans en assumer la responsabilité. Le nouveau pouvoir ne réside plus dans les palais, il n'a plus d'adresse officielle. Il s'établit dans des lieux qui ressemblent à des plateformes maritimes, extraterritoriales, des bases à partir desquelles il est possible de faire des «raids» sur la terre ferme avant de s'y replier. Je distingue quatre plateformes du pouvoir post-modernisme, dont les élites émanent de «corporations», c'est à dire d'instances non élues, ni responsables, ni contrôlées, cooptées sur la base d'une expertise supposée: les mass-médias, la justice, l'université, la financiarisation mondialisée et numérique de l'économie. L'exercice du pouvoir de ces corporations est non violent, immatériel. Elles produisent des récits (des «narratifs»! selon leur mot fétiche), donnent forme à la réalité, la confirment, la décrètent et donc la «limitent» (eh oui!). Cette condition leur permet d'exercer un contrôle décisif sur les «anciennes «instances de la démocratie, grosso modo en opposant les «droits de l'homme» aux «droits du citoyen», la pseudo «communauté internationale» à l'Etat souverain, la «démocratie» au régime démocratique, l'ouverture à la fermeture, etc.
Selon vous, l'Union Européenne est le théâtre par excellence du postmodernisme. Pourquoi? Vous allez jusqu'à prédire l'avènement d'un nouvel empire. Quel forme pourrait-il prendre?
Il n'y a pas de post modernisme - ni de postmodernité - si ce n'est en rapport à l'Union européenne. Celle-ci correspond, sans que personne ne s'en soit rendu compte, à la montée sur la scène d'un nouveau pouvoir, d'un nouveau régime. L'idéologie postmoderniste est le système de représentations et de pratiques qui accompagne évolution. Elle est donc le discours du pouvoir et de la légitimité de l'Union européenne. Celle-ci est le champ par excellence de la «mondialisation», bien plus que le reste de la planète, en ce qu'elle démontre la transsubstantiation de deux guerres mondiales en une paix réputée perpétuelle. D'un point de vue sociologique, la constitution de ce nouveau pouvoir est la clef de compréhension de la nouvelle idéologie.
Comment évaluer le tournant que représente cet avènement? L'histoire nous enseigne que les États-nations se sont construits sur les ruines des empires de sorte que l'éclipse de l'Etat-nation ne peut ouvrir que sur un régime impérial. Morphologiquement l'U.E. est bien un entassement de nations, sans langue commune, ni identité partagée, avec une frontière mobile, peut être très lointaine (Maroc? toute la méditerranée avec le Processus de Barcelone...). Mais ce nouvel empire est étrange: il est acéphale, à moins que le «couple franco-allemand» fasse office de double-empereur comme c'était le cas à Byzance? Un couple informel en tout cas. Cet empire est aussi sans identité comme l'indique son refus de reconnaitre les fondements judéo-chrétiens de l'Europe. Il est «neutre»! Quoiqu'il croie incarner «les droits de l'homme» et être un modèle pour l'humanité, une prétention énorme quand on exerce le pouvoir, même si la légitimité de cette ambition se décline en termes de «repentance» et de compassion. Cependant, on n'a jamais vu d'empire survivre sans un pouvoir central sacro-saint et charismatique, un pouvoir non démocratique, capable de fédérer une cohue de peuples.
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