IDÉES

«Speak White» de Michèle Lalonde, d’une désolante actualité

875361f08760df6ce186b9f4b7c2db19

État de choc !

J'ai vu récemment la pièce de théâtre 887 de Robert Lepage, pièce qui se termine en apothéose avec le poème Speak White de l’écrivaine Michèle Lalonde, poème déclamé avec force et émotion par Lepage lui-même. J’en suis sorti en état de choc, bouleversé et ému non pas tant par la performance de Robert Lepage (par ailleurs excellente) que par le triste constat que ce poème, moment marquant de la Nuit de la poésie de 1970, est encore malheureusement toujours d’une désolante actualité dans le Québec aujourd’hui.

J’ai connu dans les années 1950 les dernières belles années du « speak white » québécois par l’entremise de mon père qui travaillait alors pour la Shawinigan Water and Power. À cette époque, le « speak white » se pratiquait encore haut et fort, avec suffisance et mépris, par les patrons anglophones des grandes entreprises privées québécoises et les vendeuses des grands magasins de la rue Sainte-Catherine Ouest à Montréal, pour ne nommer que ceux-là.

À force de persévérance et de travail, mon père, qui venait du fond de la Beauce, avait appris l’anglais et avait réussi à se hisser jusqu’au niveau de cadre intermédiaire de la Shawinigan, là où s’arrêtait habituellement le parcours des francophones dans cette entreprise car le Graal du siège social, situé boulevard Dorchester Ouest (maintenant René-Lévesque), leur était fermé puisque, sauf exception, réservé aux seuls anglophones qui eux avaient eu la chance d’être nés dans la bonne culture et le bon environnement linguistique. Ironiquement, mon père a terminé sa carrière au siège social d’Hydro-Québec, sur René-Lévesque, après la nationalisation des compagnies d’électricité par le gouvernement Lesage en 1963.

Dans les années soixante, j’ai vécu le déclin du « speak white » comme ingénieur chez Bell Canada. Mon patron d’alors, qui le pratiquait de facto puisqu’Ontarien unilingue anglophone, était de plus en plus mal à l’aise dans ce Québec de la Révolution tranquille en pleine ébullition et n’avait qu’un seul souhait : retourner vivre en Ontario au plus tôt. À cette époque, l’arrogance et le mépris de la classe dominante anglophone s’estompaient lentement, ce qui laissait entrevoir pour les Québécois francophones un avenir debout empreint d’une légitime fierté enfin retrouvée.

Alors pourquoi cette tristesse au sortir de la pièce de Robert Lepage ? Simple. Le brusque rappel de ce texte oublié m’a brutalement fait réaliser que le « speak white » est toujours aussi omniprésent dans le Québec d’aujourd’hui. Pas de la même façon bien sûr, ni pratiqué par les mêmes gens.

Le « speak white » version XXIe siècle

Depuis la défaite référendaire de 1995, la fierté des Québécois s’est complètement effondrée, laissant la porte grande ouverte à une nouvelle forme de « speak white » et à ses nombreux porte-parole.

C’est maintenant le premier ministre Couillard qui le pratique en allant affirmer au Saguenay que les employés des usines devraient tous parler anglais au cas où un client anglophone y débarquerait un jour ; ce sont les porte-parole des chambres de commerce, du Conseil du patronat et autres organismes du genre, voués exclusivement à la rentabilité des choses, qui le pratiquent en réclamant une plus grande valorisation de l’anglais dans le choix des immigrants ; ce sont même certains intellectuels francophones (éditorialistes, chroniqueurs, apôtres de la bonne entente à tout prix) qui le pratiquent en proclamant que tous les Québécois devraient être bilingues, cette utopie ridicule qui n’existe nulle part ailleurs dans le monde, cela au mépris du droit de tout citoyen d’un pays normal de ne posséder et ne pratiquer que sa langue nationale sans pour autant se faire traiter d’handicapé intellectuel. Il y a longtemps que tout ce beau monde a oublié que le français est supposément la seule langue officielle du Québec, cette énorme fumisterie politique des années Bourassa (première mouture) à laquelle plus personne ne croit aujourd’hui.

De l’intérieur

Le « speak white » des années 2000 nous vient maintenant de l’intérieur ; il est porté par des membres de notre propre communauté linguistique, ce qui le rend tellement plus sournois et plus pernicieux que l’ancien ; il nous laisse sans défense parce qu’il nous divise au lieu de nous unifier, nous culpabilise au lieu de nous conforter dans notre bon droit d’exiger le français au Québec ; il nous infériorise devant une langue non plus présentée comme celle du conquérant mais plutôt comme celle du dominant économique, seule valeur du néolibéralisme, devant laquelle il faudrait s’effacer à tout prix.

Il n’y a qu’à voir le comportement désolant du francophone québécois dès qu’un anglophone s’adresse à lui en anglais ou encore lorsqu’il est présent dans un groupe comportant des anglophones, ne serait-ce qu’un seul. En règle générale, vous verrez ce francophone passer inconsciemment et servilement à l’anglais, cela parfois avec un résultat pitoyable, étant donné son peu de maîtrise de cette langue. Complexe d’infériorité, relent de colonialisme, manque de fierté et d’assurance, ou pire encore, indifférence vous me direz ! Sans doute un peu de tout cela, qui mène cependant au même résultat catastrophique : une dévalorisation de la langue française au Québec aux yeux des nouveaux arrivants et même à nos propres yeux, dévalorisation qui ne peut mener qu’à une désaffection généralisée de cette dernière auprès des Québécois, toutes origines confondues.

Dieu qu’il est loin, pour ne pas dire révolu, le temps où plus de 100 000 personnes descendaient dans la rue pour protester contre le gouvernement Bourassa qui souhaitait modifier le volet affichage de la loi 101 alors qu’il n’y a pas si longtemps le gouvernement néolibéral de Jean Charest légalisait et légitimait, dans l’indifférence générale, un stratagème de type passerelle vers les écoles anglophones pour les non-anglophones.

Triste constat qui a non seulement un peu gâché ma soirée au TNM, mais qui me laisse particulièrement pessimiste et déprimé devant l’avenir du français au Québec.


Laissez un commentaire



Aucun commentaire trouvé

-->