De l’avis des commentateurs politiques bien branchés à Ottawa, la démission de Bill Morneau témoignerait d’une profonde divergence entre le premier ministre Trudeau et son ministre des Finances quant à l’intervention future du gouvernement fédéral dans le contexte de la pandémie.
En résumé, Morneau aurait été partisan d’une plus grande rigueur financière, alors que Trudeau et son cabinet veulent faire preuve de largesses et profiter de la conjoncture pour instaurer de nouveaux programmes sociaux en occupant des champs de juridiction provinciale. En appui à cette thèse, on a élevé la remplaçante de Morneau, l’omni présente Chystia Freeland au rang de « progressiste » en rappelant même sa participation, jadis, à une publication socialiste.
L’ancien ordre n’existe plus
La chroniqueuse Émilie Nicolas du Devoir a rapidement compris de quoi il en retournait. Dans sa chronique du 20 août, elle emprunte à l’ancien premier ministre canadien Richard Bennett l’expression « L’ancien ordre n’existe plus » pour le titre de son article.
Bennett, rappelle-t-elle, avait utilisé cette expression, lors de la Grande Crise des années 1930, pour justifier la création de l’assurance-chômage et l’amendement constitutionnel permettant l’intrusion du fédéral dans ce champ de compétence des provinces.
Aujourd’hui, le duo Trudeau-Freeland, nous invite-t-elle à croire, préparerait un discours du Trône comme étant « la fin de l’ancien ordre et le début d’une ère inédite marquée par un virage vert de l’économie canadienne et une réforme historique de l’assurance-emploi ».
De la même façon que le premier ministre du Québec de l’époque, Adélard Godbout, s’est écrasé devant son homologue fédéral, le gouvernement Legault aurait aujourd’hui beaucoup de difficultés à s’opposer au « nouvel ordre » des choses, laisse sous-entendre Émilie Nicolas.
Citant son ancien prof d’histoire, elle écrit que « c’est dans de tels moments que se négocie le (dés)équilibre, selon les points de vue, entre les provinces et le pouvoir central dans la fédération canadienne ».
Et d’ajouter : « Si à Ottawa, on élargit la portée des programmes sociaux sans qu’il y ait de grande vision qui se dégage de l’action de Québec… L’histoire nous dira quelles seront les répercussions à long terme sur le pays ».
Le « home rule » toujours d’actualité
En fait, Émilie Nicolas a déjà sa « petite idée » sur la façon dont l’histoire va s’écrire. D’un côté, elle louange la « générosité » de Trudeau, dont « l’aide financière a le plus allégé le fardeau de la crise économique pour la population québécoise ». De l’autre, elle fustige le gouvernement Legault pour sa gestion des CHSLD et des écoles publiques, « les deux grands maillons faibles qui ont déçu les citoyens lors de la crise de ce printemps ». À cela s’ajoute au dossier noir du gouvernement Legault, la vision économique du projet de loi 61, « enrobée dans des mesures profondément antidémocratiques et nuisibles à la protection de l’environnement ».
Son prof d’histoire aurait dû lui expliquer le machiavélisme du « home rule » des conquérants britanniques, qui ont accordé au gouvernement central tous les pouvoirs régaliens – dont le contrôle de la « planche à billets » – tout en laissant les provinces se démerder avec les pouvoirs de proximité (santé, éducation, aide sociale) sans les ressources nécessaires.
En fait, son prof lui a sans doute expliqué ces subtilités bien connues de la colonisation sous l’Empire britannique, mais elle n’en avait cure. Tout comme il transpire dans son article qu’elle ne partageait pas l’indignation de ce prof devant « l’écrasement » d’Adélard Godbout devant Ottawa. « L’ancien ordre » n’existait plus ! Et, après tout, Bennett ne s’inspirait-il pas du New Deal du président américain Franklin D. Roosevelt !
Il faut dire qu’Émilie Nicolas semble s’être fait un point d’honneur de prendre le contre-pied de ses profs lorsqu’il était question de l’oppression du peuple québécois. Dans un article paru dans la revue Liberté (numéro 326, hiver 2020), sous le titre « Maîtres chez l’Autre », Émilie Nicolas foule le même sentier pour dénoncer le célèbre poème « Speak White » (1968) de Michèle Lalonde.
Elle raconte qu’elle « tremblait sur sa chaise », lorsque, dans un cours de littérature, « le professeur et plusieurs des étudiants exprimaient leurs opinions sur les thèmes du poème : fierté nationale, colère face à l’exploiteur anglais, critique des conditions de travail ouvrières, solidarité entre les misérables d’ici et les peuples du Sud », alors qu’au même moment elle se plongeait dans l’histoire haïtienne pour y découvrir la vie d’enfer, l’exploitation et les souffrances inqualifiables de ses ancêtres. (Voir notre article sur cette question).
Au plan plus strictement politique et constitutionnel, Émilie Nicolas a adopté le point de vue John A. Macdonald, c’est-à-dire le Canada comme pays unitaire plutôt qu’une fédération. Dans un autre article, paru sous le titre « Les métropoles, sociétés distinctes? » (Le Devoir, 18 avril 2019), elle écrit : « Si le débat constitutionnel était rouvert, le Québec ne serait peut-être plus la seule entité à se revendiquer comme société distincte », en déplorant que « les grandes villes ne sont dans la Constitution que des ‘‘créatures des provinces’’ ».
Émilie Nicolas, candidate libérale ?
Il est à se demander si, à la faveur du mouvement Black Lives Matter, Émilie Nicolas n’est pas en train de préparer une future candidature libérale lors du prochain scrutin fédéral. Elle est déjà à donner des gages de « bonne conduite » aux stratèges libérales. Dans une récente chronique, intitulée « Manifester fonctionne » (Le Devoir, 13 août 2020), elle salue la candidature de Kamala Harris à la vice-présidence des États-Unis.
Après avoir reconnu que Mme Harris ne faisait pas partie de l’aile gauche du mouvement Black Lives Matter et que « bien des électeurs potentiels doutaient que son ascension allait contribuer à l’avancement des conditions de vie de tous les Afro-Américains, au-delà des enjeux symboliques de représentation » – après tout, pourrions-nous ajouter, n’ont-ils pas encore frais à la mémoire la présidence d’Obama – elle se rallie au « pragmatisme » de la politicienne et à ses promesses d’élection. Émilie Nicolas se plaît à croire que, sous la poussée de la mobilisation populaire, le duo Biden-Harris va implanter des politiques publiques qui répondent aux besoins de « notre temps ».
La même conclusion s’applique, selon Émilie Nicolas, au Canada. Si le gouvernement fédéral a pu répondre « aux besoins d’un si grand nombre de Canadiens, c’est notamment parce qu’on a affaire à un gouvernement minoritaire qui a dû négocier l’appui du NPD pour aller de l’avant avec plusieurs programmes ». Bien entendu, aucune mention du Bloc Québécois, car pour remplacer « l’ancien ordre » et répondre aux besoins de « notre temps », il faut plus de centralisation des pouvoirs à Ottawa.
Pour réaliser ce grand rêve de John A. Macdonald, Émilie Nicolas aspire à être – bien humblement bien entendu– la Kamala Harris du Canada, en empruntant une voie déjà tracée récemment par Steven Guilbeault.
Et, par bien d’autres ! Voir à ce sujet, notre article La « petite loterie » et le racisme systémique.