Un conte québécois : Une table à trois pattes

Tribune libre

Il existait dans les environs des années 1800 dans la paroisse de Charlesbourg, un de ces fermiers habitués aux travaux incessants d’une petite agriculture primitive et qui malgré le bonheur qu’il en procurait, ne pouvait subvenir qu’à ses besoins essentiels. Comme ce fermier n’avait pas le temps de s’éduquer, il était condamné à être incapable de s’améliorer par la bienfaisance du progrès. Si on ne peut donner une date précise à cette histoire, c’est qu’un ignare n’a pas la parfaite maîtrise du passage du temps.
Ce fermier était différent de tous les fermiers parce qu’ils possédaient une merveilleuse table en bois d’ébène. C’était son bien le plus précieux. Il en était tellement fier. Normalement pour un fermier, une telle possession aurait dû être hors de sa portée. Mais il avait fait l’acquisition de cette table par le fruit du hasard et de la chance parce qu’on s’en était débarrassée car la table en question avait un défaut. Cette table n’avait que trois pattes.
Mais cela n’empêchait pas notre fermier ignare et rétrograde de manger à cette table. Chaque fois, il se positionnait avec sa chaise au quatrième coin de la table tenant celle-ci dans une parfaite position d’équilibre avec ses genoux pendant qu’il mangeait son repas du jour. Il était fier de ses prouesses et il laissait la porte ouverte de sa cuisine pour ne pas avoir à se lever pour laisser entrer un visiteur et compromettre une telle balance. Au visiteur, il disait de sa voix rauque et grossière déformée par une vie simple et industrieuse :
« Entrez, entrez !!! V’nez donc voir ma table. J’vous dis. »
Et le visiteur entrait dans la petite chaumière aux lueurs sombres d’un feu de cheminée. Son regard s’arrêtait sur la table en notant son angle bizarre qui favorisait les genoux du fermier. Le visiteur devenait perplexe jusqu'à temps que son cerveau enregistre le fait que cette table n’avait que 3 pattes. Le visiteur avait alors l’envie de rire mais cette envie se dissipait vite à la vue de la surface lisse et parfaite de la table. Alors le visiteur notait la beauté exquise du bois d’ébène et oubliait que cette table n’avait que 3 pattes.
C’est ainsi que cette histoire vint aux oreilles d’un marchand qui avait apprivoisé son imagination au service du profit. En entendant cette histoire, il comprit qu’il y avait ici une très grande opportunité de faire de l’argent et c’est ainsi qu’il prit la route pour visiter notre fermier.
Quand le marchand arriva, le fermier était à la table balançant adroitement celle-ci par ces genoux. Le marchand frappa, une fois; deux fois.
« Entrez, entrez !!! V’nez donc voir ma table. J’vous dis. Elle est belle. »
Le marchand entra et il ne remarqua rien d’autre que la beauté du bois d’ébène. Un tel bois n’avait pas sa place dans une chaumière d’un fermier. Ce bois avait sa place dans sa résidence. Il lui fallait posséder cette table et c’est ainsi qu’il eut une remarquable idée.
« Quel splendide table, » dit-il. « C’est dommage qu’elle soit si désuète. »
Le fermier fut tout à fait surpris. Jamais on n’avait critiqué sa table. Pour la première fois il sentit la peur. Peut-être qu’il y avait un problème avec sa table.
« Vous n’aimez pas ma table, Monsieur? »
« Non, comme je vous l’ai dit elle est splendide votre table. C’est que je reviens de Londres et je peux vous dire que dans tous les palais, toutes les maisons et toutes les fermes, il n’y a que des tables à 2 pattes. »
« 2 pattes? » Le fermier fut si surpris que pour un moment il oublia de balancer la table et son plat et son verre de lait positionnés devant lui tombèrent avec fracas sur le plancher comme pour accentuer sa surprise.
Le marchand eut un petit sourire. « Exactement. À Londres il n’y a que des tables à deux pattes. Imaginer si vous faisiez la même chose. Enlevez donc une patte. Votre table ne serait non seulement pas splendide, elle serait moderne. »
Et c’est ainsi que le fermier enleva une patte à sa table ne sachant pas que le marchant avait omis de lui donner une information. Une table à deux pattes peut exister mais il faut élargir et renforcer le support des pattes en question tout en changeant leurs positions.
Tenant maladroitement la table en question maintenant avec 2 pattes, le fermier tenta de s’asseoir en essayant d’équilibrer la table avec ses mains et genoux. C’était impossible.
« J’vous dis, ca ne marche pas. »
« N’ayez point peur car j’ai la solution parfaite pour vous. Je reviens dans quelques instants. »
Quelques minutes plus tard, il revint avec le voisin du fermier qui tenait d’une main une chaise et de l’autre son repas du jour. Le marchant conduisit le voisin au coin opposé de la table.
« Maintenant pour manger il faut vous asseoir ici mon monsieur car en bon voisin, avec votre aide, tous les deux vous serez assis non seulement à une table splendide à 2 pattes mais à une table moderne qui pourra rivaliser avec les grandes tables d’Europe. »
« Mais j’ai ma propre table, » dit le voisin.
Le marchand lui répondit avec un grand sourire. « Pas de problèmes, Je vais vous aider et comme vous n’avez plus besoin de votre table, je vous en débarrasse.»
C’est ainsi que maintenant le fermier mangeait toujours avec son voisin car pour équilibrer cette table à 2 pattes on avait besoin de deux paires de genoux.
Un mois passa et le marchand revint visiter le fermier. Il cogna à la porte et 2 voix répondirent en unisson.
« Entrez, entrez !!! V’nez donc voir ma table. J’vous dis. Elle est belle, » et après quelques secondes d’hésitations, « elle est moderne »
« Quel splendide et moderne table, » dit le marchant. « C’est dommage qu’elle ne soit pas pratique. »
« Vous n’aimez pas ma table, Monsieur? »
« Non comme je vous l’ai dit elle est splendide et moderne votre table. C’est que je reviens d’Ottawa et je peux vous dire que dans tous les palais, toutes les maisons et toutes les fermes, il n’y a que des tables à 1 patte. »
« 1 patte? » Le fermier et le voisin furent si surpris que pour un moment ils tombèrent de leurs chaises avec le fracas accentuant leur surprise.
Le marchand eut un petit sourire. « Exactement. À Ottawa, il n’y a que des tables à 1 patte. Imaginer si vous faisiez la même chose. Enlevez donc une patte. Votre table ne serait non seulement pas splendide et moderne elle serait tellement pratique avec pleins d’espace pour les genoux. »
Le marchand ne mentait pas sur ce point car pour garder la table en équilibre il dût aller chercher tous les autres voisins pour les assirent à la table pour qu’ils aident à en garder l’équilibre. Bien sûre, le marchand avait omis d’expliquer qu’une table peut avoir une patte mais il faut en changer la location, augmenter et renforcer son support.
Tant qu’à toutes les autres tables maintenant libres d’occupants, le marchand se porta volontaire pour les en débarrasser.
Un mois plus tard le marchand revint frapper à la porte du fermier mais il n’y eut aucune réponse. La porte était fermée. Il chercha alors le fermier et il le trouva dans son champ à manger son repas à même le sol.
« Vous ne mangez plus à votre table? » il demanda innocemment.
Le fermier répondit négativement de la tète avec un mouvement lent qui voulait accentuée la tristesse qu’il ressentait. « Personne ne pouvait s’mettre d’accord sur l’heure du repas. C’tait la bagarre tout le temps. On a même essayé d’ôter la dernière patte. »
« Qu’est-ce qui est arrivé à votre table? »
Le fermier haussa les épaules découragé. Il ne ressentait plus de fierté pour sa table. « C’sais pas. J’crois qu’elle est encore là. »
Le marchand sauta sur l’opportunité qu’il avait su créer. « Je suis prêt à acheter votre table. Pas chère, parce que qu’une table sans pattes ça vaut pas grand chose. »
C’est ainsi que le marchand acquerra cette table pour une pitance.
À son retour à la maison le fermier remarqua les trois pattes inutiles qui gisaient sur le sol dans le coin. Il remarqua quelque chose d’écrit sur chaque patte; Religion; Langue; Nos Lois et pour un instant il eut un éclair de génie.
« J’aurais pu faire une quatrième patte, » il dit alors tout haut.
Son voisin qui passait par là demanda, « Qu’est-ce que tu dis? »
« J’dis que j’aurais pu faire une quatrième patte. »
Son voisin qui avait maintenant remarqué le nom sur chaque patte se gratta la tête.
« Ça serait quoi le nom de c’te patte là? »
Le fermier eut un soupir et il quitta son voisin car il avait du travail à faire.
« Ça serait quoi le nom de c’te patte là? » répéta le voisin.
« Pays. Je l’aurais appelé Pays. Avec c’te patte là, j’aurais pu manger à ma table, ma belle table, comme tout le monde. »


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