La Cour suprême du Canada (CSC), sous la plume du juge Lebel, vient de rendre à la majorité (5 juges sur 7) un jugement remarquable, lequel laisse entrevoir la fin de la saga judiciaire liée à la fermeture inopinée du Wal-Mart de Jonquière en 2005. Il s’agit d’une victoire très importante, obtenue à l’arraché (après une défaite devant cette même CSC survenue en 2009), pour les quelque 200 salarié-e-s ayant perdu leur emploi à cette occasion. Saluons ici la ténacité des Travailleurs unis de l’alimentation et du commerce (TUAC), qui ont lutté avec acharnement contre la multinationale américaine, réputée pour son antisyndicalisme militant.
Les faits ayant entouré la fermeture du Wal-Mart de Jonquière étant bien connus, permettez-nous de centrer nos commentaires sur le jugement de la Cour suprême. Celui-ci revêt une portée cruciale pour la défense du droit du travail, fort malmené tant au niveau fédéral (lois spéciales à Postes Canada et à Air Canada, attaques contre l’assurance-emploi, etc.) que québécois (régimes de retraite, liberté syndicale des travailleurs agricoles, etc.). Autrement dit, l’arrêt de la CSC intéresse non seulement les ex-salariés du Wal-Mart en question, mais aussi, plus largement, l’ensemble des travailleurs syndiqués régis par le Code du travail du Québec (C.t.).
L’objet du litige portait sur l’interprétation de l’article 59 du Code du travail, lequel interdit à l’employeur de modifier les conditions de travail existantes, de l’accréditation d’un nouveau syndicat jusqu’à l’exercice du droit de grève ou de lockout (la même interdiction existe lors des négociations subséquentes). En 2009, l’arbitre Jean-Guy Ménard a décidé que Wal-Mart avait contrevenu à l’article 59 C.t. en fermant son établissement de Jonquière sans offrir aucune explication raisonnable de ce geste. Wal-Mart demanda aussitôt la révision judiciaire de cette décision : alors que la Cour supérieure refusait à juste titre d’intervenir, notre très conservatrice Cour d’appel du Québec jugeait la décision intenable, notamment parce que la fermeture d’un établissement ne pouvait être assimilable à une modification des « conditions de travail ».
Avec raison, la CSC vient d’infirmer ce jugement de la Cour d’appel et rétablit pleinement la sentence de l’arbitre, lequel devra maintenant déterminer les dommages-intérêts dus aux ex-salariés de Wal-Mart. Sans entrer dans les détails techniques qui intéressent avant tout les spécialistes du domaine, nous soulignerons trois aspects du jugement de la CSC qui ne manqueront pas d’avoir de larges répercussions sur l’ensemble des tribunaux spécialisés du travail au Québec.
L’objet de l’article 59 du Code du travail, la défense de la liberté syndicale
Contrairement à la Cour d’appel, qui voyait dans cette disposition une garantie uniquement procédurale axée sur le maintien d’un « équilibre » renvoyant dos à dos employeurs et syndicats (malgré la disproportion du pouvoir économique), la CSC juge que cet article confère un droit substantiel visant la défense de la liberté d’association et favorisant la négociation de bonne foi entre les parties. L’art. 59 C.t. s’assimile ainsi, peut-on observer, aux autres dispositions du Code du travail ayant la même finalité (tels les art. 12, 15 et 53 C.t.). Ainsi, dès qu’un syndicat est accrédité dans l’entreprise, s’instaure dans celle-ci un nouvel ordre juridique du travail — manifestation éminente de pluralisme juridique — qui à la fois encadre et limite les droits de direction de l’employeur. Du point de vue de l’art. 59 C.t., ce dernier ne peut modifier les conditions de travail de ses salariés sans pouvoir justifier cette modification en référence à ses pratiques de gestion habituelles ou au comportement (objectif) d’un entrepreneur « raisonnable » placé dans les mêmes conditions.
La pertinence de l’art. 59 C.t. en cas de fermeture d’un établissement ou d’une entreprise
Voilà la fin, fort bienvenue, d’un dogme répété comme un mantra par les employeurs et leurs avocats : le droit de cesser ses activités même pour des raisons antisociales. Non que l’employeur soit désormais empêché de procéder à une telle fermeture, mais il devra, en cas de décision injustifiée, faire face aux conséquences négatives que subissent ses salariés. La période d’impunité inaugurée par la décision du juge Lesage, de l’ancien Tribunal du travail, dans l’affaire City Buick en 1981 apparaît maintenant révolue. Relevons que, pour invoquer l’art. 59 C.t., les salariés concernés n’ont pas à démontrer la présence d’une motivation antisyndicale : il suffira que la décision de fermeture, survenant après l’accréditation du syndicat ou l’expiration d’une convention collective, apparaisse douteuse du point de vue de sa rationalité économique.
Bien entendu, l’employeur aura tout loisir, le cas échéant, de démontrer le bien-fondé économique de la fermeture. Ajoutons incidemment qu’un commentaire émis à la suite du jugement de la CSC, voulant qu’il suffise à l’employeur de « décréter une demi-journée de lockout pour ensuite procéder à la fermeture et éviter complètement l’application de l’art. 59 C.t. » (Le Soleil, 27 juin), relève de l’absurdité : une telle lecture littérale et formaliste de l’art. 59 C.t. « reviendrait en définitive à permettre à l’employeur de faire ce que la loi vise pourtant à prohiber », comme l’écrit le juge Lebel (par. 49).
L’exigence d’une forte déférence envers les décisions des tribunaux administratifs du travail
Le jugement de la CSC représente à cet égard un camouflet à l’endroit de la Courd’appel. Celle-ci est intervenue à plusieursreprises ces dernières années pour casser, généralement en invoquant des motifséminemment discutables, des décisions des tribunaux du travail (ainsi, incidemment, que du Tribunal des droits de la personne duQuébec). La majorité de la CSC rappelle à l’ordre la Cour d’appel, qui s’adonne à un interventionnisme judiciaire motivé, nous semble-t-il, par son conservatisme, mais qui contredit les enseignements de la Cour suprême en la matière. La Cour d’appel doit — selon ce qui ressort du jugement — respecter la volonté de l’Assemblée nationale lorsque celle-ci fait appel à des décideurs spécialisés en ces domaines (travail et, ajoutons, droits de la personne). Une grande déférence s’impose, de la part des tribunaux de droit commun, envers l’expertise de ces décideurs. En l’occurrence, l’arbitre avait raison d’interpréter de manière large et flexible la notion de « conditions de travail » pour qu’elle inclue le maintien du lien d’emploi, et ce, même dans le contexte de la fermeture d’un établissement.
Le jugement de la CSC donne raison aux salarié-e-s de Wal-Mart à Jonquière. Il reste à voir à quelle hauteur ils seront indemnisés. D’ores et déjà, tous les frais judiciaires engagés depuis le début de ce litige (2005) sont à la charge de Wal-Mart. Espérons que la conclusion de cette saga (on n’y est pas encore !) sera suffisamment dissuasive pour décourager les employeurs de recourir à la fermeture d’un établissement en vue de contrer le droit d’association fondamental de leurs salarié-e-s, droit garanti par les chartes des droits et par le droit international du travail.
L’ARRÊT WAL-MART DE LA COUR SUPRÊME
Un jugement crucial pour l’avenir du droit du travail
Fermer un établissement afin de court-circuiter le droit fondamental à l’association de salariés deviendra peu attrayant pour les entreprises
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