Un Québec écroué revisité

Je me souviens

Des anarchistes dynamiteurs à Montréal, le 19 novembre 1893. De Londres à New York, la presse s’émeut. Une ville canadienne si tranquille, encore provinciale, coloniale ! La célèbre anarchiste française Louise Michel envoie un télégramme : elle n’a rien à voir avec l’événement. Parmi les comploteurs arrêtés qui voulaient abattre, place Jacques-Cartier, la colonne Nelson, symbole de l’Empire britannique, le fils d’un ex-premier ministre du Québec.

Pour montrer à quel point les militants qui accomplissent ou tentent d’accomplir des actes violents ne sont pas des condamnés comme les autres, le sociologue Jean-Philippe Warren, de l’Université Concordia, analyse notamment cette affaire, oubliée mais si éloquente, dans son livre Les prisonniers politiques au Québec. Le juge condamne Henri, fils d’Honoré Mercier, et les deux autres étudiants comploteurs à une amende de 25 dollars tout en osant suggérer à la Ville de déplacer la colonne Nelson !…

Warren sait que ce juge sensible aux idées libérales et anti-impérialistes qu’incarnaient le prestigieux Honoré Mercier, son fils et les amis de ce dernier était une exception. Dans son essai pénétrant qui retrace les démêlés judiciaires des partisans de l’émancipation nationale, depuis les patriotes de 1837-1838 jusqu’au FLQ, le sociologue rappelle que, dès 1839, Lord Durham signalait aux autorités londoniennes « une barrière insurmontable à l’administration impartiale de la justice » au Bas-Canada.

Selon le haut fonctionnaire colonial, il s’agissait de « l’animosité des races », celle de la minorité dominante britannique et celle de la majorité canadienne asservie. Par exemple, en 1838, quatre patriotes, François Nicolas, Amable Daunais, Gédéon et Joseph Pinsonneau, sont accusés du meurtre d’un autre Canadien en qui ils ont vu un espion au service des Anglais. Malgré les instructions contraires du juge, les 12 jurés, qui sont de langue française, les déclarent non coupables.

La presse britannique de Montréal s’indigne, rugit, considère que le Bas-Canada n’est pas mûr pour se servir adéquatement de l’institution anglaise du jury et laisse entendre que seuls des sujets anglophones en comprennent la vraie valeur. Deux interprétations du droit s’affrontent, deux morales, deux cultures s’entredéchirent, le point de vue du puissant contredit celui du faible.

Curieusement, c’est, en 1885, à l’extérieur du Québec, que s’exprime le mieux la portée de ce débat pourtant si québécois. Défenseur des droits des Métis de l’Ouest dont les Anglo-Saxons, nouvellement arrivés, empiètent sur le territoire, Louis Riel, accusé de haute trahison, a, au Québec, l’appui des libéraux conséquents, mais connaît la réprobation des conservateurs partisans du premier ministre canadien John A. Macdonald et alliés, au moins tacites, des tenants de la suprématie britannique.

Le gouvernement tory de Macdonald a tort de combattre les Métis résistant aux envahisseurs, soutient Riel qui sera condamné à mort : « S’il y a haute trahison, c’est de sa part et non de la mienne. » Quant à Wilfrid Laurier, futur premier ministre libéral du Canada, il proteste contre ce qu’il qualifie de « meurtre légal ». En citant ces deux témoignages, Warren touche le fond du problème : devant les forces irrésistibles du pouvoir, la justice, malgré les savantes et vertueuses dénégations de ses mandarins, ne peut pas toujours rester neutre.

Elle ne saurait garantir qu’elle ne sera pas un jour, même inconsciemment, la servante docile de l’État, qui lui est antérieur et qui l’a créée. En 1917, la résistance des Canadiens français à leur participation obligatoire à la Première Guerre mondiale, que les plus politisés d’entre eux considèrent comme un conflit qui sert les intérêts géopolitiques de l’Empire britannique, révèle cette tendance de manière flagrante.

Des militants anticonscriptionnistes commettent un attentat à la bombe à la résidence d’été de Lord Atholstan (Hugh Graham), propriétaire du Star, quotidien montréalais qui vilipende les adversaires des visées hégémoniques de Londres et de ses satellites. À la suite de délations, une dizaine d’individus sont arrêtés. On découvre aussi, parmi les comploteurs, un agent provocateur au service de la police fédérale. Dans son cas, le tribunal finit par donner raison à la défense et annule l’accusation.

Toujours conscient de la position suspecte de la justice, Warren est en droit de conclure : « Aux yeux des magistrats qui se veulent par un penchant naturel les gardiens de l’ordre établi, le crime politique n’est jamais bien grave quand celui qui le commet travaille pour le maintien des institutions en place. » Les procès du FLQ dans les années 60 et 70 confirment l’impression troublante que nous donne la séparation, traditionnelle mais ambiguë, des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire.

Le langage des militants est à l’antipode de celui des gouvernants. Accusé devant le tribunal, le plus théoricien des felquistes, Pierre Vallières, réactualise à peu près la position de Riel : « Ce n’est pas moi qui suis terroriste, mais la justice qui l’est devenue. » De son côté, Pierre Elliott Trudeau, alors premier ministre du Canada, tranche au sujet des détenus felquistes : « Ils ne sont pas des prisonniers politiques, ils sont des bandits. »

L’adoption des mesures de guerre en octobre 1970, à l’instigation de ce même Trudeau, suspend les libertés civiles et, au fond, la séparation des pouvoirs chère à Montesquieu. Il n’y a plus qu’une vérité : tout est politique.

Ironiquement, Warren cite, à la fin de son livre, un passage digne d’un traité de morale politique. Il est tiré du jugement qui condamne pour outrage au tribunal Gabriel Nadeau-Dubois, l’une des figures du printemps érable : « Le défi à la loi est le plus sûr chemin menant à la tyrannie. » L’ordre établi reconnaît vite les héritiers de deux siècles de dissidence québécoise.


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