L'abbé Raymond Gravel est mort. De l’homme, de ses convictions, de ses engagements, chacun est libre de penser ce qu’il veut. Ce sont les réactions suscitées par ce décès qui nous intéressent ici. Cela fait beaucoup d’éloges pour un représentant d’une Église dont les Québécois souhaiteraient se débarrasser. C’est que l’abbé Gravel est devenu un personnage de notre univers culturel.
« Humanisme », « courage », « exceptionnalité », « indépendance », tels sont les mots qui spontanément viennent aux bouches lorsqu’il est question de la figure de l’abbé. Il représente, parmi les catholiques, le type même de l’homme admirable.
Autrefois, l’idée d’admiration présupposait une distance profonde entre le modèle et soi-même. L’émerveillement suscité par le modèle agissait comme une invitation à le rejoindre sur les cimes où il avait été placé. L’effort soutenu, l’exigence envers soi étaient les tremplins de cette élévation. « Admirer », faut-il le rappeler, est composé du suffixe ad-, qui dénote l’action d’aller vers quelque chose, et du verbe mirer, lui-même issu du latin miror : s’étonner devant ce qui nous paraît beau. Admirer : vouloir se hisser à la hauteur de nos modèles.
Par une sorte de perversion étymologique, on entend aujourd’hui ce terme dans un tout autre sens : « mirer » ne renvoie plus à l’étonnement, mais au reflet du miroir. Admirer : aller vers notre propre reflet.
Aller de soi à soi en passant par l’autre, par le miroir. Aujourd’hui, on admire ce qui nous ressemble. Et notre admiration est à la mesure de cette ressemblance.
Nos valeurs
C’est bien en ce sens qu’on « admire » l’abbé Gravel : parce qu’il incarne nos valeurs. À cette différence près, il est vrai, qu’il est catholique. Mais précisément, l’identité se construit par l’expérience de la différence. C’est à travers l’autre que l’on se reconnaît soi-même. Le personnage de l’abbé Gravel est un miroir dans lequel la société québécoise se contemple : ses positions politiques sont les nôtres, ses combats sont les nôtres, ses idéaux sont les nôtres. Ce n’est pas l’homme qu’on admire, c’est sa capacité à nous représenter malgré sa différence. Ses engagements ne nous parlent autant que dans la mesure où ils sont le fait étrange d’un catholique. Et s’il y a un tel bourdonnement médiatique autour de son décès, en comparaison de l’indifférence suscitée par les autres ecclésiastiques (auxquels on ne concède guère plus qu’une notice nécrologique), c’est que la société québécoise instrumentalise la vie de l’abbé Gravel pour s’unifier symboliquement contre une Église qu’elle refuse de comprendre dans sa différence radicale.
Et puisqu’une hypocrisie en appelle une autre : en fondant l’exceptionnalité du personnage dans sa « liberté d’esprit », la société québécoise se sert du défunt pour faire la morale à l’Église et lui imposer sa propre conception de la liberté. (Qu’il nous soit permis de croire que l’abbé Gravel aurait exprimé quelques réticences à ce qu’on se serve de lui contre l’institution qu’il a représentée sa vie durant.) S’il faut absolument que l’Église, cette regrettable survivance d’un passé qu’il serait préférable d’oublier, s’il faut absolument qu’elle subsiste au sein des sociétés modernes, alors qu’elle s’aligne sur l’exemple de l’abbé Gravel, qu’elle épouse nos valeurs — qu’elle devienne à notre image. Drôle de paradoxe, qui consiste à promouvoir la pensée unique à l’aide d’une figure d’esprit libre. Et voilà qu’au nom de la liberté, on dénie à l’Église la possibilité de proposer une autre conception de la liberté. C’est l’impensé de la liberté : la liberté est d’abord liberté de se définir elle-même, et non pas liberté de s’arroger le monopole de la définition de la liberté.
La politique et la foi
La société québécoise a fait du personnage de l’abbé Gravel un champ de bataille entre catholicisme et progressisme. La coexistence, supposée rarissime dans le milieu ecclésiastique, de ces sphères de valeurs à première vue contradictoires excitait sa curiosité. C’est pourquoi, tout au long de sa vie médiatique, l’abbé Gravel a été sans cesse interrogé sur ses opinions politiques, et très peu sur le contenu de sa foi. Nul besoin de nous ennuyer avec les ronrons catholiques. Nous connaissons Dieu, de nom, et n’en voulons rien savoir davantage. Par contre, nous aimerions bien avoir sous les yeux un spécimen de ces créatures légendaires que sont les catholiques progressistes — absurdes alliances entre un passé qui n’a plus rien à nous apprendre et une modernité évoluant à toute vitesse vers le Bien et la Raison. Façon de confirmer que notre curiosité avait bien lieu d’être.
L’abbé Gravel emporte avec lui le secret de ses paradoxes. Après tout, qu’avions-nous besoin de le comprendre, puisqu’il était déjà établi que ce qu’il avait de mieux à nous offrir, c’était un reflet de nous-mêmes ?
RAYMOND GRAVEL (1952-2014)
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