Mebarek Lamara de l’Algérie est étudiant musulman et ne manquera jamais un examen parce qu’il doit faire sa prière à une heure précise. (Le Soleil, Raynald Lavoie)
Patricia Cloutier - Personne ne peut prétendre connaître le nombre exact de demandes d’accommodements raisonnables de type religieux formulées au Québec chaque année. Tandis que certaines demandes sont accordées sur-le-champ par les institutions, d’autres provoquent des discussions, des plaintes ou même des recours devant les tribunaux.
À la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (CDPDJ) du Québec, on a reçu 94 plaintes reliées à la religion entre 2000 et 2006. Celles-ci représentent 2,9 % de toutes les plaintes de discrimination qu’elle reçoit. Là-dessus, 32 dossiers traitent de refus d’accommodement.
« Les chiffres ne sont pas très élevés. Malgré l’ampleur des débats publics, pour nous, le problème est très mince. D’où l’intérêt pour nous de sonder le terrain », explique Robert Sylvestre, agent d’information à la CDPDJ. Selon lui, plusieurs demandes d’accommodement qui ne sont pas acceptées échappent à l’organisme. Soit parce qu’elles ne font jamais l’objet de plaintes, soit parce qu’elles passent directement devant les tribunaux.
Pour mieux comprendre l’ampleur du phénomène, la CDPDJ a lancé une vaste réflexion en 2005. Elle a transmis un questionnaire à divers organismes gouvernementaux, à des centrales syndicales, à des directeurs d’école, des infirmières, des enseignants de cégep pour qu’ils racontent le genre d’accommodements raisonnables concernant la religion auxquels ils font face jour après jour.
Le résultat de ces questionnaires devrait être rendu public en septembre. « Ça ne donnera pas des chiffres exacts, mais ça donnera une idée de ce qui se passe. Pour le moment, personne ne sait vraiment ce qui se passe », indique M. Sylvestre.
Parce que l’organisme ne prétend pas « détenir la vérité », des rencontres de groupes avec des gens qui veulent débattre de la question ont été organisées. « Depuis octobre, ça n’arrête pas et notre calendrier est déjà plein pour cet automne. On sent que les gens veulent en savoir plus sur le sujet. » La CDPDJ regardera avec intérêt les résultats de la Commission Bouchard-Taylor, avec qui elle collabore.
Concept qui évolue
Selon Maryse Chouinard, avocate chez Éducaloi— un organisme de vulgarisation juridique —, il est normal que le concept d’accommodement raisonnable évolue et sorte de la sphère purement juridique pour se fondre, progressivement, aux politiques des entreprises et des institutions dans une optique d’intégration et de prévention des conflits. « Ça peut même aller jusqu’à une tactique de marketing pour s’attirer la sympathie de certains groupes religieux », dit-elle.
Le Soleil a donc demandé à quelques organismes de Québec et du Québec d’expliquer comment on traite les demandes d’accommodements raisonnables de type religieux ou quelles politiques ont été mises en place pour bien servir les gens qui ont des besoins spécifiques concernant leur religion (voir autres textes).
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Une université, 11 groupes religieux
Patricia Cloutier - Chaque année, l’Université Laval accueille quelque 2500 étudiants étrangers, en provenance de 76 pays. La plupart apportent avec eux leur bagage religieux. Mais les politiques en place sont suffisantes pour que les demandes d’accommodements religieux soient rarissimes.
C’est ce que soutient Guy Saint-Michel, qui est directeur de l’animation religieuse depuis bientôt 30 ans. « Quand nos étudiants ont vu que des étudiants musulmans se battaient pour avoir droit à un local de prière à l’École de technologie supérieure de Montréal, ils sont venus me voir pour me dire qu’ils avaient beaucoup plus que ça à l’Université Laval, et depuis plus longtemps », dit-il.
Là, les 11 groupes religieux officiellement reconnus sont traités de la même façon qu’une troupe de théâtre. Ils ont le droit de faire la promotion de leurs activités, d’utiliser des locaux, etc.
Selon Jean-Claude Dessailliers, directeur du service des résidences, « tout ce qu’on fait comme ajustement, on le fait maintenant de façon automatique », dit-il. Par exemple, durant le ramadan, les étudiants musulmans ne doivent pas manger durant le jour. Il a alors fallu s’assurer que les cuisines soient accessibles durant la nuit pour eux. Quand les employés des résidences se rencontrent, il sait que les étudiants musulmans ne mangent pas de porc et les hindous, pas de bœuf. « Alors on commande la pizza au poulet ! répond M. Dessailliers. Mais à Noël, on envoie une carte à tout le monde. On n’a pas à s’excuser de fêter Noël. Si la majorité ne se respecte pas elle-même, ça va être difficile de respecter les autres », commente-t-il.
C’est un peu la même situation qui se présente au sein de l’équipe de recherche en biologie végétale, supervisée par le professeur François Belzile. Composée de catholiques, d’athées, de musulmans et de bouddhistes, elle se rencontre souvent pour prendre une bière dans un pub. Et les musulmans qui ne prennent pas d’alcool sont taquinés, mais respectés.
Des demandes d’accommodement à proprement parler, il n’y en a jamais eu. « Un voile, quand on est avec une flamme à côté, ça ne pourrait pas être acceptable dans un labo, pour des raisons de sécurité. Mais les étudiantes musulmanes qu’on a eues ne l’ont jamais porté. Alors la question ne s’est pas posée », dit M. Belzile.
Mebarek Lamara, de l’Algérie, et Mahamadou Sangaré, du Mali, sont tous deux des étudiants musulmans et ne manqueront jamais un examen parce qu’ils doivent faire leur prière à une heure précise. « La religion nous permet d’être flexible. Quand on ne peut pas, on ne peut pas ! » souligne M. Sangaré.
Quand même, un comité de travail présidé par Alain Faucher, adjoint au vice-recteur aux études, a été créé ce printemps pour vérifier si les mécanismes qui sont en place à l’Université sont suffisants. Même si M. Faucher soutient que le nombre de demandes d’accommodements religieux, surtout pour des plages horaires d’examen, est minuscule, il faut faire en sorte que les professeurs sachent à qui s’adresser pour bien les traiter.
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Forces armées canadiennes : une flexibilité bien encadrée
Patricia Cloutier - Tout membre des Forces armées peut se commander un turban ou un hijab avec son uniforme officiel s’il le désire. L’armée canadienne a commencé il y a plus de 15 ans à s’ouvrir aux autres religions.
« Les gens pensent qu’on est très conservateurs et rigides, mais je pense qu’on est en avance sur la société en général », lance Linda Chouinard, du bureau d’accommodation religieuse de l’armée canadienne. Après le couvre-chef sikh qui peut s’installer sous le casque en kevlar, il a aussi fallu penser aux rations alimentaires lorsqu’on déploie les troupes à l’étranger, qui s’adaptent aux restrictions des différentes confessions, et au serment d’enrôlement, qui peut être fait sur la Bible, sur le Coran, ou, pour les athées, sur leur honneur.
Il est impossible de savoir combien de personnes profitent de ces ajustements, car l’armée ne peut exiger de connaître la religion de ses soldats. « Mais je crois que quand on est militaire et qu’on sait qu’on peut y laisser notre vie, les gens ont plus de respect pour la foi et la spiritualité des autres », dit-elle.
Une réalité que Jean-Guy Morin, prêtre catholique et aumônier principal de la base de Valcartier, connaît bien. « Mon rôle n’est pas d’essayer de convertir les gens au catholicisme, mais de les aider à avancer dans leur propre foi », dit-il. À Valcartier, il n’y a que deux chapelles : une catholique et une protestante. Mais lorsqu’il est parti en mission en Afghanistan il y a quelques années, il a installé une tente qui faisait office de lieu de prière ou de méditation pour toutes les confessions. À la demande de pratiquants, il s’est acquitté de la tâche d’acheter un Coran, qui a reposé tout juste à côté de la Bible. « Mais c’est sûr qu’à Valcartier, on est moins exposés à la diversité religieuse que dans les autres bases. Ici, les gens sont très majoritairement catholiques », dit-il.
La limite raisonnable à la pratique religieuse dans l’armée, ce sont les opérations de guerre. « Les gens ne peuvent pas dire : “c’est dimanche, je ne vais pas combattre” », souligne M, Morin. Leurs droits religieux sont ainsi suspendus lorsqu’il y a une opération militaire majeure.
Yasmine Alyanak, une musulmane qui fait partie des fusiliers Mont-Royal, à Montréal, n’osait pas faire de demandes spécifiques concernant sa religion quand elle est entrée dans l’armée. Mais lorsqu’elle a vu que le processus était simple et structuré, elle a été soulagée. « Même si les Forces canadiennes sont très ouvertes, ce n’est pas encore devenu un réflexe d’accommoder les gens d’autres religions. Mais plus il va y en avoir, éventuellement, plus ça se fera », croit-elle.
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Le véritable sens d'«accommodement raisonnable»
Patricia Cloutier - Un accommodement raisonnable n’est pas une expression étrange inventée à Hérouxville cet hiver. C’est plutôt un terme juridique, apparu en Cour suprême en 1985, qui ratisse beaucoup plus large que le simple fait religieux.
La plupart des femmes enceintes et des personnes handicapées ont été, sans le savoir, l’objet d’accommodements raisonnables. Cet horaire de travail qui a été modifié pour pouvoir passer une échographie ; ce bureau qui a été ajusté pour qu’un quadraplégique puisse y travailler à son aise, en sont des exemples.
Maryse Chouinard est avocate chez Éducaloi, un organisme de vulgarisation juridique. Dans un texte publié sur Internet, elle a cru bon de remettre les pendules à l’heure en expliquant qu’un accommodement raisonnable corrige le tir lorsqu’une règle neutre discrimine ou exclut une personne.
Si on reprend l’exemple du quadraplégique, il serait discriminé si son employeur ne lui permettait pas d’avoir un espace de travail adapté. Selon Claudine Ouellet, avocate en droits de la personne, « tous ces accommodements existaient depuis les années 80 et personne ne chialait, jusqu’à ce qu’on parle de religion. »
Mais selon la Charte des droits et libertés du Québec, on doit traiter de façon identique un musulman ou un juif qui demande à ce qu’un second choix de menu soit ajouté à la cafétéria parce qu’il ne peut pas manger de porc. Si cette demande n’est pas accordée, la personne sera victime de discrimination en raison de sa religion.
Mme Ouellet explique toutefois qu’il y a trois grandes limites à l’accommodement raisonnable, qu’il soit de nature religieuse ou non : s’il est trop coûteux, s’il brime le droit des autres ou s’il compromet le bon fonctionnement d’une institution. Par exemple, si ce même musulman ou juif demandait à ce qu’aucun plat de porc ne soit servi à la cafétéria, il brimerait le droit des autres et sa requête serait probablement jugée déraisonnable.
Il faut aussi porter attention au côté individuel de l’accommodement. « Un groupe religieux ne peut pas dire qu’il profite d’un accommodement raisonnable. C’est toujours accordé à une seule personne, au cas par cas », explique Mme Ouellet.
« Admettons que ce n’est pas le genre d’information qui a été beaucoup véhiculée l’hiver dernier. Le terme a plutôt été utilisé à toutes les sauces », souligne Me Chouinard en entrevue téléphonique.
Manipulation
Pauline Côté, professeure de science politique à l’Université Laval et spécialiste des religions, va plus loin. « Ce qui me frappe, c’est qu’une question juridique ait à ce point été manipulée par les médias et par un certain nombre de politiciens, en si peu de temps », exprime-t-elle.
Claudine Ouellet abonde dans le même sens. Elle qui devait se pencher sur les droits des populations déplacées un peu partout sur la planète a décidé de rester au Québec après l’épisode de janvier. « Je me suis rendu compte que la population la plus vulnérable, c’était celle du Québec. Vulnérable dans le sens qu’il y avait un dérapage qui se profilait, qui risque de provoquer un choc identitaire. »
Mais pourquoi les accommodements à saveur religieuse ont-ils provoqué autant de passions ? « Probablement qu’il faut remonter dans nos racines québécoises qui ont « souffert » du joug de l’institution de l’Église catholique pendant si longtemps. (...) Il y a cette sorte d’ombrage au tableau qui fait tiquer tout le monde aussitôt qu’on parle de religion », croit Mme Ouellet.
Pour Alain Faucher, prêtre catholique et professeur de théologie à l’Université Laval, tout reste à être dit sur le sujet et il espère que la Commission Bouchard-Taylor apportera un éclairage nouveau. N’empêche, il croit que les Québécois ne sont pas prêts pour une société totalement laïque, où la religion n’a plus sa place. « Un des signes est que personne ne voudrait abolir la fête du 25 décembre. Parce que ça marque notre rythme social », souligne-t-il.
Nos trois universitaires s’accordent pour dire qu’il faut une solution pacifique à tout ce débat. « La charte (des droits et libertés) est là pour tout le monde. Si on fait des brèches dans la charte, en permettant la discrimination parce que cette race-là ou cette religion-là fait pas notre affaire, qui sait, un jour, ce sera peut-être nous la race qui fera pas l’affaire à quelqu’un d’autre ? » philosophe Mme Ouellet.
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Charles Taylor: derrière les objections
Origine : Montréal
Âge : 75 ans
Religion : catholique pratiquant
Profession : auteur et philosophe
Patricia Cloutier - À l’autre bout du fil, Charles Taylor rit et semble parfaitement détendu. De toute évidence un sentiment de retour de vacances. Mais il s’attend à un automne chargé. « C’est indispensable, incontournable de faire le tour du Québec, de rencontrer les gens. Mais je sais que ça va être exténuant », dit-il.
N’empêche, il est prêt. Lui qui a étudié en long et en large les questions de la société séculière et du multiculturalisme, qui est considéré comme un des plus grands philosophes du siècle dernier, s’attend et souhaite même que ses idées soient chamboulées. « On ne sait pas exactement ce qu’il y a derrière ces objections-là (aux accommodements raisonnables) ». « C’est pas des choses superficielles. (...) Je m’attends à apprendre beaucoup, à clarifier beaucoup de choses pour lesquelles je suis confus », lance-t-il.
Ce printemps, M. Taylor a été le premier Canadien à recevoir le prix de la Fondation Templeton, qui récompense l’avancement dans les recherches sur les réalités spirituelles. Il a également écrit un livre, A Secular Age, à paraître en septembre. Selon lui, son contenu n’est pas en lien direct avec le débat sur les accommodements raisonnables.
Il a néanmoins accepté la proposition de Jean Charest de coprésider cette Commission, parce qu’il croit que le Québec est à l’aube d’un débat important, semblable à ceux qu’il a observés en France et en Allemagne. Il souhaite seulement qu’après la Commission, le débat se situe à un autre niveau. « Produire un document qui soit incontournable pour le débat futur. Ça c’est notre grande ambition. Ce n’est pas sûr qu’on va réussir, mais c’est ça qu’on vise. »
À ceux qui disent que la présidence de la Commission n’est pas assez diversifiée, M. Taylor répond qu’un groupe de consultants d’origines diverses a été créé : sa composition sera dévoilée en conférence de presse, le 14 août, mais il peut déjà dire que le public reconnaîtra quelques visages. « Ces personnes ont été très utiles pour construire le document de consultation. Elles ont des idées auxquelles on aurait jamais pensé nous-mêmes », dit-il.
Selon M. Taylor, la notion d’accommodement est là pour rester dans notre société. « Il n’y a que les têtes dures qui refusent de faire ça. » Mais jusqu’à quel point, il ne le sait pas encore.
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Gérard Bouchard: des idées neuves
Origine : Jonquière
Âge : 63 ans
Religion : aucune
Profession : historien et sociologue
Patricia Cloutier - Gérard Bouchard a un objectif bien précis pour la Commission : apporter des idées inspirantes pour conjuguer les vieilles cultures déjà en place au Québec avec les plus récentes. « C’est le temps d’avoir des idées neuves. C’est le temps ou jamais », dit-il.
Le frère de Lucien Bouchard, dont les travaux portent sur l’histoire sociale, démographique et culturelle, a dû repousser d’un an son invitation d’aller enseigner à Harvard pour coprésider la Commission. « Nous les scientifiques, les intellectuels, n’avons pas souvent l’occasion d’être en contact avec ce qu’on appelle depuis la dernière campagne électorale, le « vrai monde ». Nous voulons prendre un bain de foule avec la population. Ça, va être la partie la plus intéressante de notre travail. »
Parce que du travail, il s’en est réalisé depuis cinq mois : consultations avec des représentants d’organismes, discussions avec des groupes sondés (focus group), comme des pompiers, des médecins et des groupes d’immigrants. Une dizaine de projets de recherche ont aussi été lancés.
Pour M. Bouchard, il n’était pas question de s’en tenir à une interprétation limitée du mandat que le premier ministre leur a confié. « On a eu le désir d’aller au fond des choses », soutient-il. Une vision qui devrait transparaître dans le document de travail qui sera dévoilé cette semaine.
La publication de son livre, La Culture québécoise est-elle en crise ?, lui a fait prendre conscience que oui, notre société est en pleine crise d’identité. « Plusieurs se demandent ce que devient la tradition canadienne-française. »
Et il est prêt à analyser la situation, à en trouver les causes, pour restaurer le sentiment de confiance collective. Mais d’abord, il faudra rectifier les faits. Selon lui, la couverture médiatique des événements de l’hiver dernier a alimenté quelques fausses perceptions, qui ont parfois donné lieu à de faux débats.
Il surveillera la véracité des faits énoncés, sans toutefois contrôler les audiences publiques. « C’est un exercice libre, alors on ne peut prévoir comment ça va se dérouler. Mais notre but n’est pas d’encadrer les discussions de façon musclée. (...) La parole est au peuple. »
LA COMMISSION BOUCHARD-TAYLOR
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