Bâtiment du Parlement européen à Bruxelles, un après-midi de juin 2009. Les eurodéputés MoDem, élus quelques jours auparavant, vont commencer la première réunion de leur mandat. Autour de la table, Marielle de Sarnez, la cheffe de la délégation, commence à s'agacer contre celle que tout le monde attend : la débutante en politique Sylvie Goulard, pendue au téléphone à l'entrée de la salle. Au bout de quelques minutes, la voilà qui se décide à entrer, sous les râleries. "Pardon, fait-elle sur le ton de celle qui ne s'excuse pas du tout. J'étais avec Barroso". En entendant le nom du président de la Commission européenne de l'époque, l'assistance se tait.
L'anecdote, rapportée par plusieurs personnes présentes ce jour-là, illustre bien les différentes facettes de la personnalité de Sylvie Goulard. Effrontée, pas exagérément portée sur la modestie et surtout extraordinairement bien introduite dans les réseaux de pouvoir européens. Un entregent forcément utile à Emmanuel Macron, qui l'a choisie pour devenir la prochaine commissaire européenne française, "à un poste économique, marché intérieur", précise son entourage. Depuis le début du quinquennat, le président français consultait régulièrement cette ex-diplomate du quai d'Orsay, proche des ex-Premiers ministres transalpins Mario Monti et Romano Prodi, dont elle a été la collaboratrice à Bruxelles entre 2001 et 2004, sur les questions européennes et pour ses grands discours, comme celui de la Sorbonne, en septembre 2017. "Sylvie Goulard connaît parfaitement tous les dossiers techniques européens. C'est sa grande force. Et elle en joue énormément", sourit un eurodéputé qui l'a beaucoup côtoyée.
Reste à savoir si cette énarque polyglotte, capable de s'exprimer sur des plateaux de télévision en Allemagne aussi bien qu'en Italie, défendra les intérêts français. Car pour la première fois, la France enverrait à Bruxelles, pour peu que les eurodéputés valident sa nomination, une haute-représentante dans l'UE… ouvertement et clairement fédéraliste, c'est-à-dire favorable au dépassement des Etats dans une grande Nation européenne.
Pas anodin : si certains commissaires européens poussent discrètement les intérêts de leur Etat, rien de tel à attendre, a priori, de Sylvie Goulard. "Si Macron pense pouvoir la tenir, il se trompe lourdement. Elle n'en fera qu'à sa tête !", rigole un cacique de la galaxie centriste. Le site internet du groupe Spinelli, un club de dirigeants fédéralistes qu'elle a fondé en 2010 avec Daniel Cohn-Bendit, l'ancien Premier ministre belge Guy Verhofstadt et l'eurodéputée Isabelle Durant, livre d'ailleurs un indice. Sur la page d'accueil, une citation attribuée à Montesquieu est mise en avant : "Si je savais quelque chose utile à ma patrie et qui fût préjudiciable à l’Europe (...), je la regarderais comme un crime". Un de ses amis confirme son tropisme fédéraliste : "C'est un engagement sincère et chevillé au corps de sa part. Elle y croit, elle est à fond et elle se battra pour, aucun doute là-dessus".
Certains de ses amis politiques ont été d'autant plus stupéfaits quand ils ont découvert en 2014 qu'elle pigeait, en plus de son activité d'eurodéputée, pour un think tank américain, l'Institut Berggruen, moyennant plus de 10.000 euros brut par mois. Son entourage assure que cette collaboration de 27 mois, stoppée en 2016, n'avait rien d'incohérent avec ses idéaux : "Elle était conseillère d'une des structures de l'Institut Berggruen, le 'Council for the future of Europe", qui ne porte que des idées pro-européennes. Elle produisait des notes, coordonnait des rapports collectifs". Concernant ces juteux émoluments, le camp Goulard préfère les mettre en balance avec son compagnonnage de longue date avec l'ONG ATD Quart-Monde : "Personne ne dit qu'elle est très engagée dans la lutte contre la pauvreté, qu'elle a une fibre sociale très prononcée".
Au Parlement européen, le dossier dont elle se dit le plus fière est d'ailleurs celui du "meilleur encadrement de la finance après la crise". Un indice sur ses priorités en tant que commissaire européenne ? Une promesse de controverse, en tout cas : l'arsenal juridique de l'UE contre les fraudes financières est régulièrement critiqué pour sa légèreté. "Goulard, c'est une libérale dure, pro-dérégulation, un peu à l'allemande, avec cette spécificité qu'elle est pour plus de solidarité entre Etats européens", décode un de ses ex-collègues au Parlement européen. Pendant deux ans, elle a tenté de convaincre l'Allemagne d'accepter une mutualisation de certaines dettes européennes. En vain.
Avant de penser à ses combats bruxellois, Sylvie Goulard devra déjà dissiper auprès des eurodéputés quelques doutes sur sa situation judiciaire. En juin 2017, elle avait démissionné de son poste de ministre des Armées parce qu'elle était visée dans l'affaire des emplois fictifs du MoDem… au Parlement européen. "Dans l’hypothèse où l’enquête préliminaire visant le MoDem conduirait à vérifier les conditions d’emploi de mes assistants au Parlement européen, je souhaite être en mesure de démontrer librement ma bonne foi et tout le travail que j’y ai accompli", fait-elle alors savoir par communiqué. Qu'est-ce qui aurait changé en deux ans ? L'enquête est toujours pendante et la haut-fonctionnaire n'a pas encore été entendue. "Le Parlement européen a vérifié l'emploi de son assistant, pour eux, il a bien travaillé", jure-t-on dans le camp Goulard. Contacté, le service de presse du Parlement européen confirme : "Il y a eu des contrôles administratifs liées à des erreurs mineures et sans caractère systémique, erreurs que le Parlement européen a recouvrées. Le dossier est donc effectivement clos".
Au MoDem, cette démission surprise a surtout été perçue comme un coup de pied de l'âne de Sylvie Goulard à l'endroit de François Bayrou et Marielle de Sarnez, alors invités à partir eux aussi. "Sylvie a rendu service en dézinguant Bayrou et on la remercie en la nommant à la Banque de France (elle y est sous-gouverneure depuis fin 2017, ndlr.) et à Bruxelles aujourd'hui", grince un proche du MoDem. Entre ces trois-là, la confiance était rompue depuis longtemps. C'est que la soumission à l'autorité du chef n'a jamais été le fort de la diplomate. "Sylvie, c'est tout pour sa gueule. Elle trahit beaucoup", réprouve un ex-eurodéputé centriste.
Autrefois très en cour auprès de François Bayrou, - "longtemps fasciné par elle", dixit un ex-cadre du MoDem - Sylvie Goulard est passée en macronie bien avant le chef centriste, ce qui a scellé la rupture entre eux. Le 12 décembre 2016, elle se rend au meeting d'Emmanuel Macron à la porte de Versailles, où on lui a réservé une place... à côté de Gérard Collomb et Brigitte Macron. Au même moment, son patron de parti réfléchit à une candidature et fustige toujours officiellement le candidat "des forces de l'argent". "Pendant des mois, les médias ont continué à dire que Sylvie était MoDem alors que ce n'était plus le cas du tout. Ça rendait fous François et Marielle !", sourit notre connaisseur des arcanes centristes. "Sylvie les prenait pour des nuls. Elle ne respecte que les technos", estime un ancien eurodéputé. L'entourage de la diplomate euphémise, mais ne conteste pas la mésentente : "Disons qu'avec François Bayrou, ils ne partiront pas en week-end ensemble".
L'énarque a également connu quelques accrochages avec Guy Verhofstadt, grand manitou de la nébuleuse centriste au Parlement européen. Longtemps couvée par le patriarche belge, avec qui elle a multiplié les initiatives fédéralistes, Sylvie Goulard le trahit brutalement fin 2016, en annonçant vouloir se présenter… à sa place, comme candidate du groupe centriste à la tête du Parlement pour les élections de 2019. Au vote interne, elle est largement battue. "Ça a été un désaccord temporaire. Aujourd'hui, tout va bien entre eux", certifie l'entourage de Sylvie Goulard. Un ami de Guy Verhofstadt nuance : "Il sait se faire politique mais il lui en veut. D'autant qu'elle n'a rien fait pour qu'il ait accès à Macron depuis deux ans".
Homme-charnière du Parlement européen, Guy Verhofstadt jouera un rôle important dans le processus de confirmation de Sylvie Goulard par les eurodéputés, dont le vote est nécessaire pour entériner sa nomination. Si aucun des observateurs contactés ne parie sur un rejet de sa candidature, tous indiquent que le contenu de son audition ne sera pas qu'anecdotique. "Il faudra qu'elle se batte, car beaucoup d'élus l'attendent au tournant et aimeraient bien embêter la France", soutient un ex-parlementaire européen. Pour se préparer dans de bonnes conditions, Sylvie Goulard a pris un congé à la Banque de France, à partir du 1er septembre. On ne sait pas dans combien de langues elle va réviser.
Cet article a été mis à jour pour ajouter la réaction du Parlement européen, ce lundi 2 septembre.