Cela fait plus de vingt ans que Guillaume Klossa défend sans discontinuer la construction européenne. Alors que le Royaume-Uni sort de l'Union dans la nuit de ce vendredi 31 janvier à samedi 1erfévrier, l'ex-collaborateur ministériel, conseiller à la commission européenne sous Jean-Claude Juncker, appelle l'Europe à acter le "renversement d'alliances" à venir des Britanniques. Cet homme d'industries et de médias, sherpa du groupe de réflexion sur l’avenir de l’Europe 2020-2030 et fondateur du think tank EuropaNova, propose d'y répondre par… un nouvel élargissement de l'Union européenne, pour intégrer les pays des Balkans. Ces analyses, que ne partage pas nécessairement Marianne, ont le mérite de nourrir le débat. Interview.
Pour l'Union européenne, que change le Brexit ?
Guillaume Klossa : C'est un choc politique et géopolitique. Le plus important que le projet européen ait connu depuis le traité de la Communauté européenne du charbon et de l'acier en 1951. Jusque-là, la construction européenne avait toujours été un projet en extension. Le départ des Britanniques donne pour la première fois au monde le signal d'une régression, au moment où les Etats-Unis remettent en cause les équilibres de la mondialisation à l’occidentale née avec les accords de Bretton Woods, en 1944. D’un coup, l’UE perd 13% de la population et 15% de sa richesse. C’est aussi un précédent politique : il est pratiquement possible de quitter l’Union européenne. Le défi est d'autant plus grand que certains craignent que le Royaume-Uni opère un renversement d'alliances contraire à ses intérêts économiques, culturels et stratégiques.
Qu'entendez-vous par "renversement d'alliances" ?
Le Royaume-Uni tourne une page de plus de soixante-dix ans de son histoire. Celle de son compagnonnage avec le continent européen, symbolisé par l’appel de Churchill en 1946 à Zurich pour les Etats-Unis d’Europe, mais aussi celle de tergiversations à n'en plus finir concernant sa participation au projet européen, encouragées par des personnages comme le patron de presse Rupert Murdoch, peu favorable à l’intégration britannique au sein de l’UE, qui très vite après l’adhésion de 1973, ont commencé à initier un débat sur les modalités de sa participation voire de sa sortie. Boris Johnson a commencé à théoriser ce virage. Il parle de "nouvel âge d'or". On ne connaît pas bien les contours de ce concept, mais les "hard brexiters" plaident pour que ce "nouvel âge d'or" se construise en opposition à l'intégration européenne. Il s'agit de rationaliser a posteriori les résultats du référendum de 2016. Il faut donc s'attendre à ce que les Britanniques se tournent vers d'autres partenaires, en premier lieu les Etats-Unis et leurs partenaires anglo-saxons du Commonwealth comme l’Australie ou la Nouvelle Zélande, et ne privilégient plus l'Europe. Cette nouvelle attitude s'est déjà faite sentir pendant les négociations sur le Brexit. Dans les chancelleries, la perception a été que les représentants britanniques n'ont eu de cesse de tenter de diviser les Européens.
Est-ce réellement une nouveauté ? Les Britanniques ont toujours privilégié leurs intérêts, en l'assumant parfaitement.
Le Royaume-Uni a largement façonné le projet européen moderne. Tout en veillant à ce que l’UE ne devienne pas une puissance politique, les Britanniques l'ont orienté. Sous l'influence des Etats-Unis de Reagan, le Royaume-Uni de Thatcher a progressivement imposé le logiciel libéral à l’UE. Il est vrai que la chute du mur de Berlin et la disparition de la menace soviétique ont amplifié ce phénomène en Europe et partout dans le monde alors que jusque-là, l'Europe s'était construite à partir du consensus entre sociaux-démocrates et chrétiens-démocrates. Ce consensus privilégiait l’économie sociale de marché. Les Britanniques ont aussi profité des déboires de la Commission Santer à la fin des années 1990 pour réduire les marges de manœuvre de la Commission européenne, qui était alors une administration très agile et souple dotée d’une remarquable capacité d’innovation et d’une grande liberté d’esprit au service de l’intégration européenne. Mais ils ont aussi, à l’époque de Tony Blair, favorisé le concept très positif d’une "Global Europe" qui soit un levier d’influence des intérêts européens dans le monde. Ils ont joué le jeu européen, se conformant souvent les premiers aux directives européennes, là où certains pays, notamment la France, avait souvent du retard.
Le Brexit amorce-t-il un long mouvement de démantèlement de l'Union européenne ?
Il est possible de l'éviter et il y a des motifs d'être optimistes. Alors qu’elle a traversé des crises majeures depuis 2003 (division sur l’intervention en Irak, non français et néerlandais à la constitution européenne, crises économique, financière, migratoire…) et failli imploser à plusieurs reprises ces cinq dernières années, l'Union européenne a fait preuve d'une résilience remarquable. La Grèce a été maintenue au sein de l'eurozone, les Européens ont sans cesse fait preuve d’unité dans leurs discussions avec les Britanniques grâce à la volonté inébranlable du trio Juncker-Tusk-Barnier. Depuis le vote du Brexit, l’attachement à l’idée européenne a progressé dans les enquêtes d'opinion presque partout en Europe, retrouvant ses niveaux d’avant la crise économique et financière. Les partis dits populistes ne sont pas arrivés en tête aux élections européennes de 2019 et n’ont pas bloqué, contrairement aux prédictions, le fonctionnement des institutions. Mieux, avec le "Green Deal" initié par Ursula von der Leyen, les Européens se dotent des bases d’un projet d’avenir positif et partagé qui pose les jalons d’un nouveau contrat social et écologique européen.
La France est le contre-exemple de ce que vous dites sur l'adhésion à l'Europe.
C'est moins vrai en France, effectivement. Le président de la République est très pro-européen, il est à mon sens trop seul à porter fortement l’idée européenne dans le pays, et il est possible que son impopularité pèse sur la manière dont les Français perçoivent l’Europe. C’est aussi la responsabilité des partis politiques non-populistes : ils doivent se réapproprier avec plus de force l’idée européenne dans leur ensemble. Il n’est pas sain dans une démocratie qu’une idée aussi importante que l’Europe soit trop associée à un seul individu. Mais si on sort du contexte français, on se rend compte que même les pays les plus eurosceptiques le sont aujourd'hui un peu moins. Partout, les menaces de quitter l'Union européenne ont disparu. En Italie, la Ligue n'est plus au pouvoir. Les équilibres évoluent également favorablement en Autriche, en Grèce, voire en Allemagne, avec la montée des Verts. J'y vois une prise de conscience, à un moment où la tension remonte entre les grandes puissances – Etats-Unis et Russie notamment – que pour beaucoup de citoyens de l’Union, l'Europe, leur apparaît comme une valeur refuge qui protège les peuples. C'est le cas y compris dans les démocraties qu'on dit illibérales. Par ailleurs, on voit émerger les fondements d’une opinion publique européenne. La consultation WeEuropeans qu’ont menée Civico Europa et Make.org avant les élections a mis en évidence que les Européens partageaient des priorités positives communes majeures pour l’avenir : développement durable, renforcement démocratique de l’Union, justice sociale et fiscale, éducation et recherche.
"GIEC immigration"
Les questions d'immigration, notamment, continuent d'inquiéter énormément les peuples européens.
Oui. Sur ce sujet, il faut regarder la réalité en face. Je suis favorable à la mise en place d'un "GIEC immigration", d'un groupe de haut niveau, composé d’experts incontestables, qui permettrait de développer une analyse commune et objective des enjeux migratoires. C’est la condition pour qu’une stratégie commune puisse être élaborée à l'échelle de l'Union européenne. J’avais plaidé pour cela auprès des présidents Juncker, Hollande et du vice-président Timmermans en 2016. Le contexte politique, avec de grandes tensions entre Etats membres sur le sujet, ne s’y prêtait pas. Sur le fond, je pense que notre intérêt réside dans la préservation de nos principes concernant le droit d'asile et la mise en place d’une stratégie commune d’accueil, d’intégration et de retour dans les pays d’origine quand ceux-ci sont sûrs. Il faudra aussi reconnaître la réalité économique et mieux y préparer nos concitoyens. L'Europe, déclinante démographiquement, a besoin de migrants économiques. Il faut aussi gérer le sujet des migrations internes : des pays comme la Bulgarie, la Croatie, la Roumanie se vident de leurs élites économiques qui partent à l’Ouest ou aux Etats-Unis, accélérant un sentiment de déclin de ces pays, de déclassement et créant des inquiétudes d’avenir. C’est un enjeu majeur que l’Europe doit relever rapidement. Sa cohésion est en jeu.
Avez-vous conscience que sur ces sujets, comme sur les sujets économiques, l'Europe a énormément déçu les peuples, notamment le peuple français ?
Pour redonner confiance aux peuples, l'Europe doit redevenir un lieu où s'invente le futur. Le fil de la construction européenne s'est un peu perdu avec un libéralisme plus économique que politique. Nous avons été naïfs à plusieurs reprises. Nous avons notamment été éblouis par des innovations, comme les réseaux sociaux, et tout ce qui est aujourd'hui porté par les GAFA, qui nous ont laissées sans réaction. Nous devons retrouver un projet qui redonne un horizon à 20 ou 30 ans. Ce doit être un projet écologique, démocratique, culturel et industriel mais aussi un projet qui pose la question des inégalités, entre les grandes villes et les zones désindustrialisées. Celles-ci se sentent surexposées aux effets de la mondialisation.
En aidant les territoires les plus en difficulté, on n'aidera pas les territoires français, qui restent, à l'échelle de l'Union, des territoires relativement riches.
Les Français n’utilisent pas que partiellement les fonds européens auxquels ils ont accès. Mais de manière générale, la France est un des pays européens dans lequel la dépense sociale est la plus forte : la question des inégalités en France est d’abord un sujet français. Elle doit faire l’objet d’un vrai débat public et d’une stratégie volontariste et innovante à l'échelle nationale.
Pour relancer le projet européen, certains proposent un nouvel élargissement de l'UE. Vous aussi ?
Les pays des Balkans - c'est à dire la Serbie, la Bosnie, le Monténégro, la Macédoine du Nord, l'Albanie et le Kosovo, sont des pays de culture européenne qui ont vocation à intégrer l’Europe, mais cette intégration, si elle a lieu, doit se faire de manière pensée, en tirant les enseignements des adhésions précédentes et en se donnant les moyens de réussir leur intégration à la fois économiquement, démocratiquement et culturellement. C’est aussi notre intérêt de les intégrer rapidement face aux puissances non européennes qui peuvent jouer un rôle de déstabilisation de ces pays avec un impact très négatif pour l’UE. Pour cela, nous devons mener une vraie réflexion stratégique, qui est trop faible aujourd’hui. C’est pourquoi des think tanks comme EuropaNova ont lancé des réflexions comme N33 : "l’Europe à 33, pourquoi et comment ?". Nous devons aussi en parallèle améliorer la capacité de décider et d’agir de l’Union européenne et sa légitimité démocratique. L’élargissement ne peut aller sans un approfondissement radical et rapide du projet européen. Le traité de Lisbonne, dont le potentiel est sous-exploité,, le permet largement. La future conférence sur l’avenir de l’Europe doit apporter des réponses concrètes sur notre capacité de décision, mais aussi mieux associer des citoyens, qui se sentent trop souvent exclus des choix européens. Il faut créer les conditions d’un véritable espace public transnational qui permette aux citoyens de l’Union de débattre ensemble des sujets d’intérêt commun, en s’affranchissant des obstacles linguistiques. Le débat démocratique ne peut plus se limiter seulement à 27 débats nationaux en silo, les progrès technologiques et notamment en matière de traduction automatique permettent de préfigurer un véritable espace public "numérique" transnational. C’est une opportunité extraordinaire d’écrire une nouvelle page de l’histoire de la démocratie.
La liberté de circulation risquerait aussi d'attirer les ressortissants de ces pays. Vous avez dû suivre la polémique autour des migrants albanais adeptes du tourisme médical.
L'Albanie, c'est 2,8 millions d'habitants. Il faut donc relativiser les fantasmes, tout en restant vigilants : on n'aura pas de submersion migratoire venue de ce pays. Ceux qui voulaient s'en aller sont d'ailleurs en grande majorité déjà partis. J'ajoute que les cas de l'Albanie ou de la Bosnie sont très différents du cas de la Turquie. S'il s'agit de pays où la population est à dominante musulmane, ce sont des pays de culture européenne. Cela étant, je pense effectivement qu'il faut éviter de reproduire l'erreur commise à l'égard de la Roumanie et de la Bulgarie. Concrètement, en intégrant les six pays des Balkans au marché intérieur, il faudra veiller à ce que le niveau de vie dans ces Etats augmente suffisamment rapidement, investir dans l'éducation et dans la formation des élites, afin de prévenir les déplacements de population. Il faudrait également éradiquer la corruption et veiller aux développements de systèmes médiatiques pluralistes et de qualité économiquement viables. Le bon exemple, c'est celui de la Slovénie : dans ce pays, le niveau de vie s'est considérablement amélioré, l'émigration a été limitée.