Imperturbables, les autorités suédoises, qui font face à une hausse des cas de coronavirus et du taux de mortalité, maintiennent leur politique de prévention peu contraignante. Leur stratégie, critiquée au pays, vient d’avoir l'appui de l’OMS.
À contre-courant de ses voisins et de bien d’autres pays du monde, la Suède a gardé ouverts la plupart des écoles, des bars, des restaurants et des entreprises. À l’exception de l’interdiction des rassemblements de plus de 50 personnes et de la visite dans les maisons de retraite, le pays a opté principalement pour des mesures volontaires de lutte contre le coronavirus.
Les Suédois peuvent ainsi vaquer à leurs occupations habituelles, avec cette recommandation des autorités de respecter les règles de distanciation et d’hygiène. Les personnes âgées sont priées de rester chez elles et les travailleurs, encouragés à travailler de chez eux, quand cela est possible.
En somme, une politique basée principalement sur la responsabilisation citoyenne et qui détonne dans une Europe enfiévrée et confinée, où des mesures strictes, parfois coercitives, ont été prises pour tenter d’aplatir la fameuse courbe.
En date du 4 mai, la Suède, avec ses 10 millions d’habitants, comptait 22 721 cas, dont 2769 décès. Le bilan des pertes humaines est beaucoup plus lourd que celui des pays voisins, comme le Danemark (493), la Norvège (214) et la Finlande (240), qui comptent beaucoup moins d'habitants, mais qui ont tous observé des mesures de prévention strictes.
Ce bilan est toutefois inférieur à celui de l’Italie (29 079 décès), de la France (24 864) et de l'Espagne (25 264), qui abritent des populations plus importantes et où le confinement a été suivi.
Vue d’un autre angle, la mortalité est autrement plus importante en Suède que chez ses voisins. Toujours en date du 4 mai, le pays affiche en effet 26 décès par 100 000 habitants, loin de la Norvège (3,9), de la Finlande (4) et du Danemark (8), et plus que les États-Unis (20).
En Suède comme ailleurs, les statistiques ne font pas toujours l’unanimité, parce qu’elles sont souvent communiquées avec un certain décalage et sont soupçonnées de renfermer des biais. Ce qui, de l’avis de certains spécialistes, fausse le portrait dressé quotidiennement par les autorités.
S’exprimant dans le journal belge L’Écho, l’épidémiologiste flamande Nele Brusselaers, également enseignante au Karolinska Institut à Stockholm, affirme que le nombre de décès par jour en Suède est d’environ 50 % plus élevé que les chiffres officiels
.
Si on compare avec la Belgique, les chiffres pour l’ensemble du pays ne sont pas trop mauvais. Mais il serait plus honnête de les comparer avec ceux d’un centre urbain similaire à Stockholm, qui compte 1000 décès pour près d’un million d’habitants, soit un taux de mortalité proche de celui de New York
, soutient-elle.
Des critiques peu audibles
Plusieurs experts ont tiré la sonnette d’alarme il y a quelques semaines, dénonçant la catastrophe vers laquelle le gouvernement mène le pays, selon eux. Plus récemment, un groupe de 22 scientifiques a publié une lettre d’opinion dans la presse suédoise pour presser le gouvernement de changer de stratégie et de resserrer les mesures de prévention.
Ces spécialistes reprochent notamment aux décideurs de prôner, sans l’assumer publiquement, une immunité collective, un concept controversé qui, d'après eux, a pour conséquence de sacrifier des milliers de vies humaines.
Le premier ministre Stefan Lofven balaye d’un revers de la main les critiques dont il est la cible. L'une des raisons pour lesquelles nous avons choisi cette stratégie, et où nous avons soutenu les agences [de santé], est que toutes les mesures doivent être durables dans le temps
, argumente-t-il.
Agir pour le long terme et non sous la pression de l’immédiat. C’est le credo des autorités, porté notamment par l’épidémiologiste en chef Anders Tegnell, qui jouit d’un appui fort de son gouvernement, mais aussi d’une sympathie grandissante dans la population.
Chercheur devenu bureaucrate qui incarne la riposte gouvernementale à la pandémie, le Dr Tegnell défend bec et ongles une approche fondée sur des mesures durables afin d’éviter un débordement des hôpitaux. Notre système de soins de santé fonctionne toujours
, se réjouit-il.
D’après lui, le fort taux de mortalité vient des centres d’hébergement pour personnes âgées. Quelque 50 % de notre mortalité provient de la population vivant dans des maisons de retraite
, dit-il, et il ajoute que la gestion de ces établissements est une discussion qui dure depuis des années
. En d'autres termes, l'hécatombe à laquelle on assiste dans ces centres d'hébergement était prévisible.
Qu’à cela ne tienne, le Dr Tegnell constate, non sans délectation, que beaucoup de stratégies de sortie de crise qui sont discutées en ce moment dans le monde ressemblent beaucoup à ce que la Suède fait déjà
. Une manière de dire que son pays avait anticipé cette issue.
L'appui de l'OMS
Le temps a-t-il fini par donner raison à la Suède? Il est trop tôt pour le savoir, mais pour le moment, l'Organisation mondiale de la santé (OMS), par la voix de son directeur des programmes d'urgence Michael Ryan, conforte le modèle suédois.
Michael Ryan a tenu d’abord à préciser qu’il n'y a pas plus faux que de penser que la Suède n'a pas mis en place de mesures de contrôle et a simplement laissé la maladie se propager
.
Au lieu d’une politique de confinement, le pays a mis en place une politique publique très forte autour de la distanciation sociale, autour de la prise en charge et de la protection des personnes dans les établissements de soins de longue durée
, rappelle M. Ryan.
Ce que [la Suède] a fait différemment, c'est qu'elle s'est beaucoup appuyée sur sa relation avec ses citoyens et sur la capacité et la volonté de ces derniers de mettre en œuvre l'autorégulation
, souligne le responsable de l’OMS.
Si nous voulons parvenir à une nouvelle normalité, la Suède représente un modèle si nous voulons revenir à une société dans laquelle nous n'avons pas de confinement.
La critique est-elle encore possible?
Ces commentaires favorables de l’OMS viennent s’ajouter à la grande estime dont jouit le Dr Tegnell auprès de la population suédoise. Son cercle d’admirateurs compterait quelque 100 000 personnes, et son visage apparaît maintenant sur des tatouages et des vêtements.
Cet enthousiasme serait somme toute normal s'il n’était accompagné de ce que certains observateurs désignent comme une tentative de mise au pas des opposants.
Dans une publication sur le site du Guardian, Gina Gustavsson, professeure à l'Université d'Uppsala, en Suède, évoque entre autres la ridiculisation dont seraient victimes certains des 22 scientifiques qui ont interpellé le gouvernement.
Lena Einhorn, l'une des 22 critiques, a été interviewée par liaison vidéo depuis son domicile. Elle a abordé des rapports de recherche et des chiffres, mais des chroniqueurs influents ont préféré se moquer de ses cheveux ou de ses rideaux. Sa voix "hystérique" lorsqu'elle décrivait la souffrance des patients atteints de la COVID-19 a également été largement tournée en dérision
, écrit-elle.
Gina Gustavsson pense que la vénération du public pour Tegnell a dépassé de loin la confiance
. L’épidémiologiste en chef est devenu une icône
, au point où des écrivains connus pour se plaindre de tout signe de nationalisme le décrivent comme l'incarnation de l'âme de la Suède
. Elle ajoute que des journaux sérieux publient des articles hagiographiques sur Tegnell et le directeur général de l'agence de santé publique, Johan Carlson
.
Même s’il est encore prématuré de dresser des bilans, il est certain que la Suède, à l'instar d’autres pays, ne pourra pas faire l’économie d’un débat sur la gestion de la pandémie dans les maisons de retraite et dans les quartiers pauvres de Stockholm, où habitent majoritairement des immigrants et des demandeurs d’asile.
Des voix anti-immigration soutiennent déjà que la santé des personnes âgées a été sacrifiée sur l’autel de l’intégration.