Crise étudiante: l'étrange disparition de l'État canadien

Le problème n’est absolument pas un problème de ressources financières collectives mais un problème de choix politiques dans l’utilisation des impôts et des taxes perçus au Québec.

Crise sociale - JJC le gouvernement par le chaos

Par PIERRE GRAVELINE
_ Directeur général de la Fondation Lionel-Groulx,
_ l’auteur s’exprime ici à titre personnel.
Dans la crise sociopolitique qui secoue le Québec, une dimension pourtant essentielle est passée sous silence : l’étrange disparition de l’État canadien. C’est pourtant proprement phénoménal.
Alors que depuis des mois cette crise occupe au Québec tous les esprits, tout l’espace médiatique et la quasi-totalité des débats à l’Assemblée nationale, alors que les médias du monde entier se penchent sur le « printemps québécois » … Pas une seule déclaration du Premier ministre canadien ni d’aucun leader des partis d’opposition; pas une seule référence au gouvernement fédéral dans la bouche de Jean Charest, ni de Pauline Marois, ni de François Legault, ni d’Amir Khadir; dans les manifestations, pas une pancarte, pas un slogan qui s’adresse à l’État canadien; du côté des divers protagonistes, recteurs d’universités, chambres de commerce, associations étudiantes, mouvement syndical, commentateurs de tout acabit, à de rarissimes exceptions, le même silence, la même amnésie. Disparu des écrans radars l’État canadien ! Envolé vers une autre galaxie loin de chez nous ! Volatilisé !
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Quel témoignage plus éloquent du sentiment profond d’identification de nos concitoyens à la nation québécoise ! Marginal au début de la Révolution tranquille, minoritaire lors du référendum de 1980 et à peine majoritaire lors de celui de 1995, ce sentiment d’appartenance atteint aujourd’hui le niveau inégalé de 70% chez les francophones, de 77% chez les 18-24 ans et, manifestement, il frôle les 100% chez les manifestants !
Cette adhésion croissante à l’identité nationale québécoise nous conduit naturellement à considérer l’État québécois comme notre seul État national, celui vers lequel chacun tourne les yeux quand vient le temps de faire les choix déterminants pour notre avenir. Débattant de la crise financière de nos universités, qu’il s’agisse d’en analyser les causes ou d’en imaginer les solutions, il ne vient plus à l’idée de personne, semble-t-il, de se tourner vers l’État canadien.
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Illustration réjouissante du renforcement de notre identité nationale certes, mais témoignage aussi, j’en ai peur, du cul-de-sac politique dans lequel le Québec s’est enfermé, de notre impuissance collective à nous penser comme des libres citoyens d’une nation qui maîtriserait tous ses pouvoirs et toutes ses ressources et témoignage des œillères provincialistes de nos partis et de nos leaders politiques l
Car l’État canadien, ne nous en déplaise, existe toujours, en réalité plus fort que jamais. En éducation, comme dans tous les domaines, ses décisions pèsent lourd. Elles déterminent notre liberté de faire des choix.
D’où vient donc le sous-financement de notre réseau universitaire ? Chacun fait mine de l’oublier mais ce sous-financement origine de la décision unilatérale du gouvernement canadien, prise en 1994-1995, de réduire de 50% les transferts fédéraux aux provinces pour l’éducation post-secondaire. Pendant des années, les recteurs des universités ont imputé le sous-financement de leurs institutions à cette décision fédérale et ont tenté de la renverser. On a même vu se constituer il y a quelques années un front commun des universités, des associations étudiantes et du gouvernement du Québec dans ce dossier. Mais, constatant le peu de combativité du gouvernement Charest et évaluant que l’arrivée au pouvoir des conservateurs leur enlevait tout espoir à cet égard, nos recteurs des ont finalement décidé d’adopter la même stratégie que celle de leurs collègues canadiens : refiler la plus grande partie possible de la facture aux étudiants et, pour justifier ce geste, leur imputer la responsabilité du sous-financement. Et chacun, du premier ministre aux éditorialistes, de reprendre en chœur ce nouveau refrain

Oubliée donc la responsabilité de l’État canadien dont les compressions en éducation postsecondaire se traduisent pourtant, selon les estimations conservatrices du ministère des Finances, par un manque-à-gagner de 800 millions de dollars par année pour le Québec… Et, depuis quatre mois que dure la crise, il ne s’est trouvé aucun leader québécois, pour nous rappeler ce « détail ». On doit être littéralement mort de rire dans les officines de l’État canadien.
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Et nous voilà depuis quatre mois à s’entre-déchirer entre Québécois sur les 250 millions de dollars de nouvelle hausse que notre État veut imposer aux étudiants et à chercher des solutions « provinciales » au conflit : ne pourrait-on étaler la hausse sur sept ans, 10 ans, pourquoi pas 15 ans ? Ou alors couper dans tel ou tel crédit fiscal, voire, ô horreur, augmenter encore les impôts de la classe moyenne.
Enfermés dans notre provincialisme, non seulement nous oublions la responsabilité de l’État canadien dans l’origine de la crise, mais nous ne considérons même pas, dans notre recherche désespérée de solutions, les impôts et les taxes que nous versons à cet État !
Que représentent les 250 millions de dollars d’augmentation que nous exigeons de nos étudiants? Et bien cela représente à peine un demi de un pour cent des quelque 50 000 millions de dollars que nous versons chaque année, citoyens et entreprises du Québec, à l’État canadien.
50 000 millions dont 4 500 millions constituent la contribution québécoise aux 21 000 millions que l’État canadien consacre, en cette seule année 2012, à son budget militaire, un budget en proportion plus élevé aujourd’hui qu’au moment de la guerre froide, qui représente 10 fois le budget alloué à l’environnement, qui prévoit l’ouverture de sept bases militaires canadiennes à l’étranger et l’achat de 65 avions F-35 au coût unitaire de 462 millions de dollars, un budget militaire expansionniste que les deux tiers des Québécois, selon toutes les enquêtes d’opinion, désapprouvent.
Méditons un instant sur ce fait : le coût d’achat de deux seuls F-35 équivaut à la somme nécessaire pour instaurer la gratuité scolaire dans l’ensemble du réseau universitaire québécois. Nul besoin donc de taxer davantage la classe moyenne pour instaurer, sinon la gratuité, du moins un moratoire sur la hausse des droits de scolarité. Le problème n’est absolument pas un problème de ressources financières collectives mais un problème de choix politiques dans l’utilisation des impôts et des taxes perçus au Québec.
Or, il ne s’est trouvé aucun leader politique québécois pour soulever cette dimension essentielle de la crise sociale que nous traversons. Œillères provincialistes mais aussi électoralisme à courte vue… Les élections s’en viennent : l’important, n’est-ce pas, c’est de critiquer Jean Charest pour gagner quelques votes.
Et c’est ainsi que nous sommes en train de rater une formidable occasion de faire le lien entre la crise sociale que nous traversons et la question nationale, d’élargir les horizons de nos débats démocratiques, d’accroître la conscience nationale de notre peuple et de progresser sur le chemin de notre indépendance politique.


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6 commentaires

  • Archives de Vigile Répondre

    11 juin 2012

    Monsieur Graveline,
    Je partage pas mal votre point de vue sur la situation actuelle.
    C'est seulement de votre vision du passé que je me distancie quelque peu.
    Aussi loin qu'on remonte dans notre histoire, jamais, il me semble, l'État fédéral n'a été une référence sérieuse pour notre peuple. Jamais, non, jamais au grand jamais la masse des nôtres ne s'y est identifiée. Dans ma famille, dans ma parenté, les plus vieux, quand ils parlaient ou parlent encore de leur jeunesse, disaient ou disent toujours : « Au temps de Duplessis, au temps de Taschereau », jamais « Au temps de McKenzie King, au temps de Tupper, au temps de Borden ».
    Vous n'ignorez sûrement pas que, pour nos aïeux, le mot «Canada» désignait en réalité ce que nous appelons aujourd'hui le Québec. Et quand ils se disaient «Canadiens», c'était par opposition aux Anglos qui, eux, préféraient se dire «British».
    C'est comme le 1er juillet. Jamais, jamais, jamais la masse des nôtres n'a célébré cette fête qui nous a toujours été et nous est toujours totalement étrangère. Notre profonde indifférence à cet égard est loin de dater d'hier seulement. Elle est on ne peut plus ancienne.
    Notre conscience nationale n'est pas plus aiguisée aujourd'hui qu'autrefois. J'affirme qu'elle a toujours été très forte, même si elle ne recourait pas, jadis, au même vocabulaire que de nos jours. Ce qui a progressé, en revanche, ce qui s'est aiguisé, c'est notre conscience politique. Alors là, oui, grâce notamment à la scolarisation, il y a eu du progrès. Mais il reste encore, hélas, du chemin à faire. En témoigne la réticence persistante de nombre d'intellectuels à admettre que notre peuple subit depuis 1760 une domination de type colonial.
    Ainsi, on peine encore à nier la légimité même de l'autorité d'Ottawa sur notre peuple. On préfère n'en souligner que «l'inefficacité». Cela, c'est assez pitoyable, non ?
    Luc Potvin
    Verdun

  • Archives de Vigile Répondre

    11 juin 2012

    Le premier ministre Harper a dit aux Européens que le modèle canadien était un modèle qui fonctionnait.
    http://www.vancouversun.com/business/Canada+model+that+works+Harper+tells+Europe/6764774/story.html
    Faut croire que monsieur Harper ne tient pas compte d'un récent rapport de l'ONU qui dit que deux millions de Canadiens vivent l'insécurité alimentaire...
    Allo modèle qui fonctionne...
    Ce que monsieur Harper voulait probablement dire, c'est que le modèle canadien fonctionne pour la riche élite capitaliste canadienne de la finance et des affaires, puisqu'eux s'en mettent plein les poches...
    À quand le revenu de citoyenneté universel afin que tous puissent connaître une vie décente et heureuse... Qui a décidé que le bonheur devait être l'exclusivité des riches?
    Ne faut-il pas désirer pour les autres les mêmes avantages dans la vie que l'on désire pour soi-même?

  • Archives de Vigile Répondre

    11 juin 2012

    Il faut se garder d’assimiler le nationalisme implicite du contexte dans lequel le mouvement étudiant s’exprime et se déploie, à une militance indépendantiste !
    Comme Pierre Graveline le sait, d’expérience …, le travail militant en est un de longue haleine, et il est à développer en direction du mouvement étudiant et de l’ensemble de la jeunesse québécoise, laquelle n’a pas toujours été en mesure d’acquérir les repères politiques et culturels essentiels à notre avenir collectif et national.
    Yves Claudé

  • Archives de Vigile Répondre

    11 juin 2012

    Le Bloc a presqu'été éradiqué.
    Donc très limité au niveau des questions.
    La Vague Orange passe le relais au NPD. Un bon nombre d'étudiants élus. C'est à eux de se prononcer.
    Il faudrait mettre à jour une liste de ces étudiants en suspend, en stage, ou fraîchement diplômés, pour organiser une pétition à leur endroit, à fin de réinjecter des fonds du fédéral. Ou bien rapatrier pouvoirs et points de taxation dans ce qu'on pourrait appeler l'indépendance.

  • Lise Pelletier Répondre

    11 juin 2012

    M.Graveline,
    C'est plutôt 50 milliards et même plus en additionnant les taxes de toutes sortes que nous envoyons au ROC.
    Et en effet, le silence des politiciens et des leaders étudiants à ce sujet est bizarre. Plusieurs ont oubliés leurs marteaux pour frapper sur les clous pourtant bien apparents.
    Merci !

  • Mario Boulet Répondre

    11 juin 2012

    C'est un très bon point auquel je me suis déjà penché il y a quelques temps. On entend une mouche volée présentement à Ottawa. Aucun parti politique n'ose se mouiller. Pourquoi? Est-ce tant une situation québécoise et uniquement québécoise? C'est là que je ne le crois pas.
    Le ROC ne dit rien à part quelques hurluberlus qui tentent toujours de nous rabrouer à propos de tous nos programmes sociaux, mais rien directement ne concernant que la grève étudiante.
    S'ils sont pour la hausse, ils se mettront le Québec à dos? S'ils sont contre la hausse, ils vont se mettre les deux pieds dans les plats car plusieurs associations étudiantes à travers le pays désirent que leurs frais de scolarité diminue dramatiquement. Les étudiants des collèges et universités canadiennes trouvent étrange, que même avec la hausse nous arrivons à la moitié de leurs frais de scolarité et que nous pouvons assumer le reste des coûts. Des grèves pancanadiennes pointent à l'horizon en septembre ...