À Pierre Falardeau
[Fin août 2009, Christian Rioux->21333] a décortiqué le sens et la portée de la bataille des Plaines d’Abraham du 13 septembre 1759. Il en a fait ce qu’elle fut : un enjeu d’une guerre mondiale consécutive à celle de la Succession d’Autriche. Le titre du troisième texte, [Défaite ou cession->21345], contient un « ou » qui laisse entendre que ce fut une défaite sans cession ou une cession sans défaite. Ce qui fait écho à des lectures selon lesquelles la France a perdu alors qu’ici, en Amérique, rien n’a été cédé ou qu’elle a cédé ce qui n’a pas été perdu ici.
Il y a bel et bien eu défaite de la France en Amérique aux mains de l’Angleterre lors de la guerre de Sept Ans et un transfert de propriété entre le vainqueur et le perdant, que précise le Traité de Paris de 1763. Les ressortissants français eurent alors 18 mois pour vendre leurs biens à des Britanniques et retourner en France. En demeurant sur place, ils devinrent des sujets coloniaux britanniques qui, en vertu des Traités de Westphalie de 1648, purent pratiquer la religion catholique selon les lois britanniques alors en vigueur.
Après, l’histoire du Québec a pour trame des luttes menées, d’une part, par des sujets qui, avec divers alliés, ont cherché à se libérer de tout assujettissement et, d’autre part, par les détenteurs du pouvoir politique, hier britanniques, aujourd’hui canadiens, qui ont tout fait pour conserver ce pouvoir à l’aide d’alliés locaux constamment associés à leurs projets.
1. La gouverne britannique
Avant même la signature du Traité de Paris, dans le grand Détroit, des Amérindiens des Sept Nations, insatisfaits du Traité d’Oswegatchie conclu peu avant la reddition de Montréal, se révoltent avec le chef Pontiac à leur tête et reçoivent l’appui de ressortissants français, dits Canadiens. Au même moment, à l’est de Montréal et en Europe, des seigneurs, commerçants et dirigeants religieux tentent de s’allier aux Britanniques en leur offrant d’être leur ancrage local pour appliquer l’Indirect rule.
Peu après le Traité de Paris, l’arrivée de Bradstreet neutralise, avec un bataillon de 300 dits Canadiens de l’est, le soulèvement de Détroit. En 1769, les accords d’Oswegatchie sont revus. Au cours des mêmes années, seigneurs, membres du clergé et commerçants demeurés sur place demandent aux autorités britanniques d’élargir leur zone commerciale et de permettre le versement des cens et de la dime. Pressée au sud par les Patriots étatsuniens dont elle veut empêcher l’irradiation de leurs idées au nord, la Grande-Bretagne obtempère avec l’Acte de Québec (1774). En retour, elle exige l’appui de ces élites pour combattre les troupes étatsuniennes qui envisagent envahir la Province of Quebec.
En dépit de cet acte, les régiments d’Arnold et de Montgomery, créés par le Congrès étatsunien, ont l’appui de dits Canadiens. Plusieurs d’entre eux s’enrôlent avec Montgomery qui prend le contrôle des forts du Richelieu, de Montréal et de Trois-Rivières avant de rejoindre les troupes d’Arnold et attaquer Québec en 1775. En 1776, l’arrivée de soldats britanniques en provenance de Boston, surtout des Allemands du Hanover cédé par la France en 1763, force leur repli aux États-Unis. Là, ils rejoignent d’autres régiments et battent les Britanniques à Bemis Height puis Saratoga en 1777, ce qui vaut l’appui de la France aux États-Unis.
Après la victoire de Yorktown en 1781, les États-Unis sont reconnus en 1783 par la Grande-Bretagne, qui facilite l’immigration de loyalistes dans ses colonies, dont la Province of Quebec. À leurs demandes, ce territoire est scindé en Bas et Haut Canada en 1791. Pour chacun, une assemblée législative est instituée avec des pouvoirs limités sous l’autorité des Conseils législatif et exécutif ainsi que du Gouverneur. Débute alors un favoritisme qui irrite de nouvelles élites locales. Elles fondent le Parti canadien. Leur chef, Pierre Bédard, milite en faveur de la responsabilité ministérielle. Emprisonné en 1810 puis libéré l’année suivante, il devient juge en 1812. La même année, le Bas-Canada appuie la Grande-Bretagne dans la Guerre 1812-1815 qui l’oppose aux États-Unis pour le contrôle du commerce maritime.
Vingt ans plus tard, des élites locales manifestent leur mécontentement envers la gestion britannique au moment où s’effectue une immigration venant d’Écosse, du pays de Galle, d’Angleterre et surtout d’Irlande alors que de nombreux Canadiens, à l’étroit dans les seigneuries ou désireux de gagner autrement leur vie, émigrent aux États-Unis. En 1834, le Parti patriote, issu du Parti canadien, fait adopter 92 résolutions visant à instaurer un gouvernement responsable. À Montréal et dans les Cantons de l’est, les opposants se mobilisent. Londres rejette ces propositions et autorise le Conseil exécutif de procéder.
L’indignation s’exprime alors à l’extérieur du parlement, surtout dans les environs de Montréal et, rapidement, la lutte politique se transforme en affrontement. Des bousculades provoquées par des membres du Doric Club envers ceux des Fils de la liberté mettent le feu aux poudres. À Saint-Ours, les Fils de la liberté sont dissouts et la scission entre patriotes modérés et radicaux s’accentue. Peu préparés, ces derniers prennent les armes en 1837, gagnent à Saint-Denis mais sont défaits à Saint-Charles et à Saint-Eustache. Repliés aux États-Unis, ils préparent une relance, qui achoppe à Odelltown en 1838.
Dans cet affrontement, les détenteurs du pouvoir colonial, appuyés de loyalistes, seigneurs, marchands, membres du haut clergé et des Amérindiens, s’opposent aux censitaires, artisans et professionnels, en majorité Canadiens, aussi Acadiens, Irlandais, États-uniens, Écossais et autres. Les premiers sortent gagnants. Chez les perdants, certains sont emprisonnés, objets de procès expédiés, pendus ou exilés. La majorité se terre. L’année suivante, Londres adopte l’Acte d’Union. Il institue la plupart des transformations souhaitées depuis 1822 par le Parti des bureaucrates. Quant aux sujets du Bas-Canada, ils perdent une institution politique, sont minorisés et contraints de payer les dettes du Haut-Canada.
En 1846, Londres octroie le gouvernement responsable à ses colonies. La Nouvelle-Écosse s’en prévaut en février 1848. En mars, lord Elgin l’accorde au tandem réformiste Baldwin-Lafontaine. L’année suivante, le parlement adopte la Loi des pertes de la rébellion alors que Londres biffe l’article 41 de l’Acte d’Union sur la langue des débats. Les vainqueurs d’Odelltown le prennent mal. Le 25 avril 1849, ils incendient le parlement de Montréal. En 1850, Londres reconnaît à ses colonies plus de latitude. En Amérique, il en découle un Traité de réciprocité avec les États-Unis. À la même période, l’abolition du régime seigneurial, la création de municipalités et la mise sur pied d’institutions d’enseignement sous l’égide de communautés religieuses changent la donne au Bas-Canada. Dans le Haut-Canada, à la faveur d’une hausse de la population, la parité du nombre de députés de chaque section du Canada Uni est questionnée. Apparaît alors l’idée d’instituer une gouverne canadienne.
2. La gouverne canadienne
Lors de la Guerre de Sécession (1861-1865) aux Etats-Unis, la Grande-Bretagne soutient les Sudistes pour son coton. Prise à partie par l’armée de l’Union, elle craint l’envahissement de ses colonies du nord. Privée alors du bois de la Scandinavie, elle dépêche 11000 soldats à Québec pour protéger sa réserve du Bas-Canada. Lorsque les États-uniens mettent fin au Traité de réciprocité, elle panique et fait construire les forts de Lévis pour contrer une charge qu’elle appréhende jusqu’à Londres. Voilà pourquoi elle accorde beaucoup d’attention au projet Dominion et incite ses concepteurs, qui le veulent plus centralisé pour éviter une sécession, à l’ajuster pour rallier les colonies maritimes et une majorité des députés canadiens-français du Bas-Canada dont elle appréhende leur soutien aux États-Unis.
Ainsi naît le Dominion of Canada. Quatre ans plus tard, la Grande-Bretagne règle son litige avec les Étatsuniens lors du Traité de Washington, retire ses troupes de Québec et les installe à Halifax. Après 1867, le Canada crée son armée. Il y recourt, à l’interne, pour réprimer, en 1886, le soulèvement métis, en 1917 l’opposition à l’enrôlement forcé et, en 1970, l’agitation suscitée par le Front de libération du Québec (FLQ). Sur la scène internationale, le Canada participe à la Première Guerre mondiale à la demande de la Grande-Bretagne puis cosigne le Traité de Versailles et le document créant la Société des Nations. En 1931, il est confirmé entité distincte de la Grande-Bretagne par le Statut de Westminster. À ce titre, il participe à la Deuxième Guerre mondiale. Après, membre de l’OTAN et du NORAD, il se fait promoteur de la paix, ce qu’il serait toujours en Afghanistan.
Entre 1867 et 1960, dans la province de Québec, se propage un nationalisme autonomiste canadien-français imprégné de valeurs religieuses. À l’occasion, il s’exprime sur la scène politique, notamment lors de l’affaire Riel, de l’enrôlement forcé de 1917, de la participation du Canada à la Deuxième Guerre mondiale et de la suspension de Maurice Richard en 1955. C’est en y référant que le gouvernement Duplessis refuse les subventions fédérales et double, en 1954, la taxation pour forcer le Canada à respecter son engagement de retourner aux provinces les pouvoirs de taxation qu’elles lui consentirent en temps de guerre.
Une crise en découle. Duplessis sort gagnant. Par la suite, les partis politiques cherchent à reprendre d’autres points d’impôt. De leurs victoires naît la Révolution tranquille. Dans son sillage, s’irradie un néonationalisme canadien-français. Ses tenants promeuvent un statut d’égalité au sein du Canada, voire l’indépendance du Québec. Dans sa foulée, deux référendums sont tenus sous l’égide du Parti québécois (PQ). Sans succès. Le premier, en 1980, incite le Canada à rapatrier et amender sa constitution indépendamment de l’opposition de l’Assemblée nationale. Le deuxième, en 1995, débouche sur une charge à fond de train du gouvernement fédéral : coupure dans les paiements de péréquation, investissement massif dans les champs de compétence provinciale légalisé en 1982, mise à niveau canadien des avancées québécoises dans une multitude de domaines stratégiques et Loi de clarification octroyant un véto au parlement canadien sur une démarche référendaire québécoise pour faire sécession du Canada.
Du coup, la tutelle canadienne refait surface. De façon unilatérale comme en 1837. De nouveau, les Québécois se retrouvent assujettis à système politique. Depuis, l’enjeu est qu’ils s’en extraient et se dotent d’un pays indépendant puisqu’au Canada, ils n’ont d’avenir que soumis. Il ne s’agit donc pas d’une question identitaire ou culturelle. Cet enjeu est d’abord et avant tout politique.
Depuis la défaite d’Odelltown et la militarisation du Canada, le recours aux armes est sans avenue. La voie démocratique est la seule à la disposition du peuple québécois. Qui plus est, malgré deux défaites, en 1980, le Parti québécois, avec le monde comme témoin, a fait reconnaître qu’il revient et appartient au peuple québécois, toutes origines confondues, de décider démocratiquement de son avenir. C’est le principal legs de René Lévesque. Qui n’est pas le référendum, mais, plutôt, le pouvoir de décider. Et ce pouvoir peut très bien s’exprimer lors d’une élection, dont l’indépendance est l’enjeu, à l’occasion de laquelle les promoteurs du pays s’engagent à le créer s’il y a une majorité de votes et de députés.
* * *
En insérant un « ou » entre défaite et cession, je ne pense pas que Christian Rioux niait la reddition de 1760 et la cession de 1763. Il fit plutôt écho à une interrogation, présente chez nombre d’analystes, historiens ou autres, pour qui les Canadiens d’alors n’auraient pas connu la défaite, car ce fut celle de la France, ni rien cédé, puisqu’ils ne furent pas partie aux traités signés, seuls l’étant les Sept Nations et la France.
Une telle interrogation laisse toutefois entendre qu’il y aurait eu des gens, lesdits Canadiens, différents des sujets français au point de ne plus en être, ce qui par extension vaudrait aussi pour les Acadiens. De telles catégories servent à gérer, en les isolant, les populations conquises. Les reprendre, c’est accepter de se penser dans les termes des conquérants, ce qui ouvre la porte à des dérives bizarres. L’une, que les Canadiens d’alors, en rogne avec la France plus qu’avec quelques dirigeants corrompus, aient trouvé chez les Britanniques un accueil tel qu’ils s’y sont associés puis, avec le temps, se sont liés aux nouveaux arrivants pour édifier le Canada. Une autre, que ces Canadiens, sur le point de s’affranchir de la France, furent envahis par la Grande-Bretagne et cédés par un roi qui, sans en être autorisé, signa un traité contredisant la reddition de 1760.
Ces constructions auréolent seulement des groupes d’une communauté imaginée. Ce qui s’est passé fut : une défaite militaire, une cession territoriale et l’implantation d’un régime colonial britannique pour gérer des ressortissants français qui devinrent sujets britanniques. Avec le temps, il y eut des aménagements politiques. Autant sous les régimes britannique que canadien, ils furent l’œuvre de dirigeants supportés par des groupes d’intérêts locaux. Le temps des bouffons (1985) de Pierre Falardeau en témoigne. Et la majeure partie de son œuvre en décrit les effets et dit haut et fort que l’indépendance, qui implique une lutte politique, ne peut s’atteindre qu’avec des frères, quelles que soient leurs origines, qui se battent pour qu’elle advienne plutôt que de se lier à un pouvoir qui n’a de cesse de la nier et de gommer les Québécois dans des auras identitaires sans issue autre que leur soumission et leur entrée en catégories diverses dans le folklore.
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Claude Bariteau, anthropologue
De la soumission à l’affirmation
Chronique de Claude Bariteau
Claude Bariteau49 articles
Claude Bariteau est anthropologue. Détenteur d'un doctorat de l'Université McGill, il est professeur titulaire au département d'anthropologie de l'Université Laval depuis 1976. Professeur engagé, il publie régulièrement ses réflexions sur le Québec dans L...
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Claude Bariteau est anthropologue. Détenteur d'un doctorat de l'Université McGill, il est professeur titulaire au département d'anthropologie de l'Université Laval depuis 1976. Professeur engagé, il publie régulièrement ses réflexions sur le Québec dans Le Devoir, La Presse, Le Soleil et L'Action nationale.
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