Défaite ou cession?

Une fois la Nouvelle-France vaincue sur le champ de bataille, la partie va se rejouer dans les négociations du traité de Paris

1759 - Commémoration de la Conquête - 12 et 13 septembre 2009

Deux siècles et demi après la bataille des plaines d'Abraham, les historiens ne s'entendent toujours pas sur l'importance de cette défaite historique. Événement fondateur pour les uns, simple escarmouche sans conséquence pour les autres, la controverse bat son plein. Après avoir interviewé sur deux continents des historiens québécois, français et britanniques, Christian Rioux nous présente une série de trois articles, dont voici le dernier, sur cette période cruciale de notre histoire.
«On ne peut, Monseigneur, dépeindre au naturel la douleur et l'amertume qui s'est emparée de tous les coeurs à la nouvelle de ce changement de domination; on se flatte que quelque révolution que la Providence suscitera nous remettra dans nos droits.» C'est en ces termes qu'une religieuse de l'Hôpital général de Québec accueille la nouvelle de la cession du Canada à l'Angleterre en 1763.
Car la capitulation n'est pas la fin de l'histoire de la Nouvelle-France. Celle-ci survit dans les coeurs. «La victoire des Canadiens à Sainte-Foy, le 28 avril 1760, sous le commandement du chevalier de Lévis a beau être une belle revanche, elle ne change rien à la défaite. Elle n'aurait pas eu lieu que ça n'aurait rien changé», dit l'historien Gaston Deschênes. La capitulation est fêtée à Londres, à New York et à Albany dans un «délire de célébrations», écrit l'historien américain Fred Anderson.
«Mais rien n'est joué, explique Denis Vaugeois. Il n'est pas du tout assuré que l'Angleterre conserve la Nouvelle-France. Même le général James Murray est d'avis qu'il faut rendre le Canada à la France pour éviter l'indépendance américaine. L'hypothèse est tellement sérieuse qu'il y aura un vote au Parlement britannique pour dire qu'il faut garder le Canada et rendre à la France les îles à sucre des Antilles.»
Les historiens sont loin de s'entendre à ce propos. Selon l'historienne Françoise Le Jeune, de l'Université de Nantes, lorsque le duc de Choiseul arrive aux Affaires étrangères, en 1758, l'affaire est déjà entendue. «Choiseul est proche du discours de Voltaire selon qui "La France peut être heureuse sans Québec". Il commence d'ailleurs par faire les comptes et découvre qu'il y a beaucoup de corruption. Ses écrits sont très méprisants à l'égard du Canada.»
Selon l'historienne, la France n'a jamais cherché à conserver le Canada et ne fera rien en ce sens lors des négociations. Le 22 février 1762, le commissaire britannique Egremont reçoit une lettre de la main de Choiseul, devenu ministre de la Marine, affirmant que le roi «trouve juste que l'Angleterre conserve le Canada». Il faut dire que la France ne perdra pas que le Canada, mais aussi le Cap-Breton, les îles du golfe du Saint-Laurent (sauf Saint-Pierre et Miquelon), le Sénégal, l'Hindoustan (à l'exception de cinq comptoirs) et une partie des Antilles. La France doit aussi évacuer l'Allemagne et raser ses fortifications de Dunkerque. Elle n'a plus le droit d'armer ses possessions en Inde. Enfin, elle cède la Louisiane à l'Espagne en dédommagement de la Floride cédée à l'Angleterre. Seules la Martinique, la Guadeloupe, Sainte-Lucie et Haïti reviennent à la France.
Par pertes et profits
«On est sur un échiquier mondial, tout va se décider à Paris comme en 1713, 1729 et 1748, dit Denis Vaugeois. Autour de Choiseul, on trouve que le Canada coûte cher et ne rapporte rien. En signant le traité de Paris, les Français étaient aussi convaincus d'ouvrir la porte à l'indépendance américaine. Une fois la menace française vaincue, les 13 colonies pouvaient se débrouiller seules. D'ailleurs, en signant, Choiseul aurait dit: "Nous les tenons!".»
Il faut se méfier de la thèse de l'abandon, affirme l'historien Christian Blais. «L'émotion nous joue parfois des tours dans ce domaine, dit-il. N'oublions pas qu'en 1760, un Anglais sur 20 a de la famille en Amérique alors qu'en France, ce n'est qu'un Français sur 200. Il n'est pas surprenant que le Canada ait mauvaise presse en France. Au XVIIe et au XVIIIe siècle, ce genre de tractations fait partie de l'ordre des choses.» Blais souligne que, si les Français n'ont pas envoyé beaucoup de colons en Nouvelle-France, les Anglais ne feront pas mieux dans les cinquante premières années du régime britannique.
Spécialiste de l'histoire militaire, Gérard Saint-Martin rejette l'idée de l'abandon. «Quand on voit comment la France a fêté la victoire de Carillon, on voit bien que la France tenait à la Nouvelle-France, dit-il. Lors des négociations, la France avait la tête dans les épaules. Elle n'a pas eu d'autre choix que de subir le choix du vainqueur.»
En France, l'ancien secrétaire d'État à la Marine Nicolas Berryer et l'officier François-Charles de Bourlamaque souhaitent conserver le Canada. Ils sont soutenus par quelques chambres de commerce, notamment celle de Bordeaux pour qui le Canada représente un pactole. Selon Jonathan R. Dull, Choiseul n'a jamais contesté la cession du Canada, car «il comprenait que c'était apparemment sans espoir». D'après cet historien britannique, la Grande-Bretagne n'aurait jamais laissé échapper le Canada, même en échange de la Guadeloupe, pourtant beaucoup plus riche. En fait, le véritable enjeu des négociations pour la France aurait consisté à préserver sa pêche sur les bancs de Terre-Neuve, ce qu'elle obtiendra en conservant Saint-Pierre et Miquelon. De cette pêche, dit Dull, dépendait la capacité de la France de conserver une flotte et de demeurer une puissance maritime. En 1763, Pitt déplorera d'ailleurs cette concession sans laquelle, disait-il, la France aurait mis un siècle à se remettre.
«La France n'a pas la main haute sur les négociations, confirme Nicholas Roger. Elle ne fera pas beaucoup d'efforts pour regagner le Canada qui ne lui a jamais rien rapporté. C'est une décision parfaitement rationnelle pour l'époque et il n'y a pas lieu de s'en émouvoir.»
Parmi les conséquences indirectes de la Conquête, il faut absolument ranger l'indépendance des États-Unis, dit-il. «1759, c'est la porte ouverte à l'indépendance américaine. En 1763, le grand débat à Londres consiste à se demander s'il ne serait pas bon de laisser une menace française au nord de la Nouvelle-Angleterre afin de freiner l'indépendance des 13 colonies.»
Une conquête providentielle?
Après la Conquête, le Canada perd 6 % de sa population, dont les familles les plus riches et les plus instruites. Pour les Amérindiens, la Conquête est une catastrophe, dit Denis Vaugeois, car elle met fin à l'important système d'alliances qui permettait aux Français de contrôler un territoire immense. Refusant de prêter allégeance à un nouveau roi, le chef des Outaouais, Pontiac, prendra d'ailleurs la tête d'une révolte. L'historien américain Fred Anderson a vu dans cette «guerre qui a fait l'Amérique» l'effondrement ultime de «la capacité des peuples autochtones de résister à l'expansion des colons anglo-américains».
Dès le début du régime anglais, le gouverneur Murray dira à la population française qu'elle devrait se réjouir d'être passée de l'absolutisme français à un régime plus libéral. À côté des malheurs redoutés, le conquérant fait d'abord preuve de bienveillance. De nombreux historiens sérieux, comme Marcel Trudel et Louise Dechêne, en ont conclu que la Conquête avait finalement été un bienfait pour les Canadiens. L'ouvrage posthume de Louise Dechêne, Le Peuple, l'État et la Guerre au Canada sous le régime français (Boréal), illustre néanmoins comment les Canadiens de cette époque, dont l'identité était en formation, s'identifiaient toujours fortement à la France et à son roi.
Les publications récentes de l'historien Christian Blais ont cependant permis de découvrir que la Nouvelle-France n'était peut-être pas le régime absolutiste que l'on a décrit. La Nouvelle-France avait elle aussi ses syndics de commerçants où les élites pouvaient pétitionner et se faire entendre, dit l'historien.
«L'idée de la conquête "providentielle" a été grandement favorisée par le contexte de l'époque, comme la crise économique qui sévissait dans les années 1750 et la corruption de l'intendant Bigot. C'est le gouverneur Murray qui a annoncé à la population que la France n'honorerait plus sa monnaie de papier. Pourtant, pour le peuple ordinaire et la paysannerie, il n'y avait pas vraiment plus de démocratie sous le régime anglais. Après 1759, les syndics furent dissous. Murray avait le pouvoir de créer une assemblée, mais il ne l'a pas fait. En 1791, le juge en chef de la Province of Quebec, William Smith, affirmait d'ailleurs que, si cette conquête avait été providentielle, c'est parce qu'elle avait sauvé les Canadiens de la... Révolution française. Il faudrait savoir!»
Le politologue Christian Dufour a expliqué comment, contrairement à une simple défaite, une conquête est «une catastrophe absolue pour un peuple» qui l'atteint «au coeur même de son identité collective». Cette idée a longtemps été défendue par l'historien Maurice Séguin dont la thèse de doctorat a démontré que la Conquête avait forcé les Canadiens à se réfugier dans l'agriculture sous la protection de l'Église. Un demi-siècle plus tard, c'est aussi l'opinion de l'historien britannique Jonathan R. Dull, que l'on ne peut guère soupçonner de partisanerie.
«Pour les Français du Canada, la fin de la Nouvelle-France fut tragique, écrit Dull. La société aventureuse et plutôt égalitaire des voyageurs [coureurs des bois] perdit son esprit d'initiative et sa confiance en elle pour se replier sur les valeurs du terroir et de la religion. [...] Certains peuvent préférer les Québécois calmes et paisibles du XIXe siècle à leurs ancêtres brutaux. Mais la tragédie, c'est que nous ne saurons jamais ce que cette société serait devenue si elle avait eu la chance d'évoluer librement.»
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Correspondant du Devoir à Paris


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