Des projets municipaux planifiés au privé

Le ministère des Transports n'est pas le seul terreau des firmes de génie-conseil

Crime organisé et politique - collusion (privatisation de l'État)

Kathleen Lévesque - La mainmise des firmes de génie-conseil sur la planification des projets publics s'étend au monde municipal, tant à Montréal qu'en région. Le Devoir a pris connaissance de dossiers qui montrent que le ministère des Transports n'est pas le seul donneur d'ouvrage sous influence. La modernisation de la gestion de l'eau à Montréal ne se borne pas au contrat des compteurs qui a tourné au scandale. Il est également question de la mise aux normes des usines d'eau et du plan d'intervention pour la réfection des conduites d'eau (aqueduc et égout). Ce dernier chantier a vraisemblablement ouvert la porte à une forme d'impartition, ce qui signifie que Montréal abandonne une part de sa responsabilité aux mains du privé.
Un contrat a été accordé à un consortium de firmes de génie-conseil qui recense sur la carte de Montréal, en lieu et place de l'administration municipale, les travaux à réaliser et donc, les contrats à octroyer à des entrepreneurs. Ce sont plus de 100 millions de dollars avec lesquels jonglent les firmes embauchées.
Aussi, en mars dernier, la Ville de Châteauguay a accordé un mandat à la firme BPR pour l'assister dans ses activités en matière d'hygiène du milieu. Parmi les tâches que l'ingénieur privé doit accomplir au nom de la municipalité, on retrouve «la préparation des projets d'immobilisation 2010, 2011 et 2012». La firme BPR se retrouve donc aux premières loges de la planification des millions de dollars d'investissements à faire par Châteauguay pour les trois prochaines années. Il s'agit de choix stratégiques qui ont un impact sur le budget municipal puisque le programme triennal d'immobilisations (PTI) détermine quels seront les emprunts que la municipalité aura à faire.
L'influence du génie-conseil ne s'arrête pas là. Des firmes remplacent les élus et les hauts fonctionnaires dans leur rôle de sollicitation auprès du gouvernement. Deux exemples touchent la firme BPR. Le petit village de Saint-Narcisse-de-Rimouski, dans le Bas-du-Fleuve, a octroyé en juillet dernier un mandat à BPR de le «représenter» auprès du ministère des Affaires municipales pour l'obtention d'une subvention dans le cadre du «programme de renouvellement des conduites d'eau potable et d'eaux usées (PRECO)».
La municipalité de Saint-Amable, en Montérégie, a également fait appel à l'expertise de BPR l'hiver dernier. Il s'agissait d'obtenir une autorisation du ministère de l'Environnement pour la réfection de l'égout sanitaire et de l'égout pluvial.
D'autres mandats semblent toutefois plus litigieux. C'est le cas d'un contrat accordé à BPR par la petite municipalité de Calixa-Lavallée, en Montérégie, pour l'évaluation des systèmes de traitement des eaux usées. C'est BPR qui avait rédigé l'appel d'offres. Quatre conseillers municipaux ont déploré «la procédure» et ont tenu à le mentionner au procès-verbal lors de la séance spéciale du conseil qui a eu lieu en octobre 2008.
Un cas semblable se serait produit récemment à Trois-Rivières impliquant une autre firme d'ingénierie. L'analyse du ministère des Affaires municipales aurait conduit à la suspension du contrat. La Sûreté du Québec aurait ouvert une enquête.
Tous ces dossiers s'ajoutent à la turbulence qui secoue le Québec à l'heure actuelle. Hier, l'Union des municipalités du Québec (UMQ) a d'ailleurs diffusé un communiqué de presse pour tenter de rétablir la confiance des citoyens envers leurs élus municipaux à une semaine du scrutin. Il ne faut pas mettre tout le monde dans le même panier des allégations de corruption et de collusion dans l'industrie de la construction, a plaidé l'UMQ. «Faisons le partage entre les donneurs d'ouvrage et ceux qui réalisent les travaux», a souligné le président Robert Coulombe.
Les allégations de favoritisme, d'appels d'offres truqués, de partage des contrats, de ristournes aux partis politiques, meublent la campagne électorale de Montréal et entachent celle des autres municipalités. Aussi, le gouvernement du Québec a annoncé la mise en place d'une escouade policière (Opération marteau) afin de faire la lumière sur la possible corruption dans l'industrie de la construction. Les services professionnels comme les firmes de génie, de comptables, d'architectes, d'urbanistes et les cabinets d'avocats sont toutefois exclus du mandat policier bien qu'ils soient liés au monde de la construction.
Au ministère des Transports du Québec, les firmes de génie-conseil occupent une place particulièrement influente au sein de l'appareil administratif officiel. Comme le révélait samedi Le Devoir, ces firmes bénéficient d'une zone d'influence sous forme d'un comité de concertation qui se réunit au moins deux fois par année.
Selon une source crédible au sein même du ministère, le travail de ce club est suffisamment subtil pour éviter d'être accusé de collusion. «On ne s'entend pas sur le prix. Le système en place est bien pire: il n'y a pas de prix», laisse tomber cette personne.
En fait, cette source qui a réclamé l'anonymat explique que les nouvelles pratiques au sein du ministère permettent à chaque firme de génie-conseil d'avoir son contrat à tour de rôle. Il s'agit de «contrats ouverts» ou de «contrats à exécution sur demande», selon le dernier terme administratif en cours. Les firmes de génie soumissionnent lors d'un appel de qualification, ce qui leur permet d'être sur une liste à laquelle les fonctionnaires doivent se référer pour octroyer les contrats. Les Dessau, Génivar, SNC-Lavalin et toutes les autres firmes se partagent ainsi la tarte des investissements selon leurs champs d'expertise.
La sous-ministre adjointe aux infrastructures et technologies du ministère des Transports, Anne-Marie Leclerc, a affirmé hier au Devoir qu'il s'agit d'une façon de faire fort efficace. «On a besoin de tout le monde pour mettre la main à la pâte si on veut redresser notre réseau routier dans le sens du monde», a-t-elle soutenu.
Cette dernière refuse de qualifier de lobby son interlocuteur du comité de concertation, l'Association des ingénieurs-conseils du Québec. Elle préfère le vocable de partenaire. «C'est important de discuter avec les firmes en dehors du mode contractuel. [...] Ce brassage d'idées nous permet d'avancer plus vite et de faire évoluer les pratiques plus rapidement», a assuré Mme Leclerc qui a répété que c'est le ministère qui est «le boss».


Laissez un commentaire



Aucun commentaire trouvé

-->