L'économie mafieuse

Crime organisé et politique - collusion (privatisation de l'État)

Les scandales reliés à l'industrie de la construction, l'infiltration de la mafia dans le processus électoral et l'octroi des contrats ont profondément choqué l'opinion publique ces dernières semaines. Les transgressions ont en effet dépassé de beaucoup les limites de l'acceptable, faute de frein. Outre l'intimidation et la violence, la corruption, au service d'un parapluie protectionniste, vise, comme le disait Jean Cartier-Bresson, à «conserver une parfaite maîtrise des ressources disponibles sur un marché afin de pouvoir en tirer un profit maximum et en gérer la distribution».
Néanmoins, à la lumière des récentes révélations, il faut prendre garde de ne pas focaliser l'attention uniquement sur la mafia au détriment de l'économie mafieuse qui la supporte. «La mafia est un système de pouvoir criminel, économique et politique», affirmait en 1994 la Commission parlementaire antimafia italienne,
[...] [mais] la Cosa Nostra est seulement un des éléments de ce système de pouvoir bien plus ample, complexe et résistant. Si on ne sait pas cela, on risque d'intervenir avec des moyens inappropriés.»
Système mafieux
L'industrie de la construction américaine constitue un bon exemple du «système mafieux». En 1989, Ronald Goldstock, du New York State Organized Crime Task Force, présentait au gouverneur de l'État, Mario Cuomo, les conclusions de son enquête. Son rapport, intitulé Corruption and racketeering in the New York City construction industry, décrit une industrie de la construction gangrenée par la corruption et les cartels. Ses membres excluent tout «outsider» indésirable et la mafia sert de police au système illégal.
La force de coercition mafieuse permet en effet de remettre sur le droit chemin les membres qui deviendraient trop gourmands et de faire obstacle aux entreprises extérieures. La Cosa Nostra est garante des accords occultes. L'organisation, qui a infiltré certains syndicats de travailleurs américains, utilise la main-d'oeuvre comme levier de chantage. Quant aux inspecteurs, ils ferment l'oeil et les sociétés d'ingénierie et de construction profitent amplement du fait qu'elles ont les coudées franches pour siphonner les marchés publics. Le secteur comporte des routes, des autoroutes, des tunnels, des parcs, des écoles, des ponts, des aéroports, des prisons, des bâtiments publics, des usines d'épuration, des usines de contrôle de la pollution, des aqueducs, des égouts et des moyens de transport: une mine!
Types de soumission
Selon Goldstock il existe quatre types de soumission pour contourner les appels d'offres:
- la soumission prédatrice (les firmes en collusion soumissionnent toutes sous le prix de rentabilité; les prix gonflent ensuite);
- la soumission identique (les entreprises s'alignent les unes sur les autres);
- la soumission territoriale unique, fief d'une seule entreprise (les «barons» tracent une carte géographique des territoires);
- la soumission du plus bas soumissionnaire (les autres membres du club font une proposition en dessous du prix de celui qui doit avoir le contrat).
Les conséquences économiques et sociales de ce comportement délinquant sont très graves. Le prix de la construction new-yorkaise est plus élevé que partout aux États-Unis et l'industrie du ciment (entre les mains de la mafia) participe à la surenchère des coûts. Selon Goldstock, les distorsions sur les prix se font sentir jusque sur le marché manufacturier et locatif. La qualité de vie en souffre aussi, particulièrement au niveau des services publics et des infrastructures -- métro, hôpitaux, bibliothèques, écoles, etc.
New York est ainsi devenue moins concurrentielle pour les investisseurs. De leur côté, les défaillances dans l'application du Code du bâtiment mettent en péril la santé et la sécurité du public. «La corruption des syndicats est particulièrement tragique. Les travailleurs ont en effet le droit d'avoir des représentants syndicaux honnêtes qui respectent les ententes collectives, dit Goldstock. Ils ne doivent pas craindre de s'opposer à leur syndicat quand le constructeur se permet de ne pas payer les avantages sociaux et ne respecte pas les normes de sécurité au travail.»
Criminalité spécifique
La capacité de contamination mafieuse est énorme parce que l'industrie de la construction fait affaire avec des milliers de constructeurs, de sous-traitants, et des centaines d'architectes, d'ingénieurs, de banquiers, d'assureurs, d'agents, d'avocats, de comptables, d'administrateurs publics, d'inspecteurs gouvernementaux et de consultants, dit le directeur de l'escouade du crime organisé de New York. [...]
La mainmise sur les appels d'offres est stratégiquement fondamentale pour l'économie mafieuse parce qu'elle renforce son contrôle sur les collectivités locales. Les entrepreneurs y profiteront de leur influence pour faire élire leur candidat aux élections. Celui-ci acceptera ensuite de manifester sa reconnaissance de plusieurs manières. Comme disait le politicologue américain William J. Chambliss, qui a enquêté à Seattle de 1962 à 1969 sur la corruption politique et le crime organisé, «les relations entre ces acteurs ne sont pas de simples rapports fonctionnels mais sont constitutifs d'une criminalité spécifique qui a ses lois constantes. L'interpénétration est totale entre comportements politiques conformes et transgressifs au service de la domination d'une caste».
La population québécoise peut donc maintenant mesurer la gravité du désordre que produit le «tu me donnes et je te donne». On comprend pourquoi René Lévesque avait comme priorité d'instaurer une Loi sur le financement électoral qui permette l'égalité entre tous les citoyens, siège de la démocratie. Néanmoins, les réformes doivent déboucher sur un ensemble de mesures de contrôle plus vastes, sous peine d'assister à une infiltration majeure du système mafieux dans les institutions.
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Monique Deslauriers, Politologue, l'auteure a effectué des recherches en criminologie à l'Université de Trente, en Italie, dans le cadre d'études de maîtrise.

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Politologue, l'auteure a effectué des recherches en criminologie à l'Université de Trente, en Italie, dans le cadre d'études de maîtrise.





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