Désigner l’ennemi

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« On voit que dans l’incapacité que nous avons à identifier l’ennemi se révèlent nos propres démons...

Les tragiques attentats d‘Orlando et de Magnanville relancent le débat sur « l’islamisme ». Au-delà de la haine contre des homosexuels ou des policiers, s’exprime une certaine idéologie. Il faut l’identifier clairement si l’on veut pouvoir la combattre. Mais identifier veut dire aussi préciser. Rien n’est pire qu’une mauvaise définition qui soit désigne un faux ennemi soit permette à cet ennemi de s’étendre. Car, la définition de l’ennemi n’a pas seulement comme fonction de le désigner mais aussi de l’isoler et le cas échéant, de « porter la discorde » en son sein. Ce qui pose la question du terme « islamiste », qui est d’un usage courant mais qui s’avère en réalité profondément inadapté.

Les bases occidentales du terrorisme
Les dérives que l’on constate dans une (petite) fraction de la jeunesse sont attribuables, bien sûr, à une certaine idéologie qui prône une lecture littérale du Coran (ce que l’on appelle le salafisme). L’absence d’exégèse et d’interprétation qui caractérise cette lecture se traduit par une montée en puissance de discours très violent tout en rendant en apparence possible une « fidélité » imaginaire au texte par l’intermédiaire de rites. Elle s’accompagne de la confusion des temps (le temps de l’écrit et le temps du réel). Mais elles sont tout aussi largement construites sur la confusion des deux sphères, la sphère publique et la sphère privée. Et cette confusion se voit particulièrement bien quand il s’agit de crimes commis par des jeunes Occidentaux qui basculent dans cette idéologie. Les enfants d’immigrés de deuxième ou troisième génération, dont les parents sont venus d’Algérie ou du Maroc, ont en réalité un type de comportement occidental. Ils sont très profondément contaminé, et ce à leur insu et même s’ils le dénoncent, par l’idéologie de l’individualisme absolu ou individualisme marchand. Cette idéologie se refuse à toute médiation. Elle s’accompagne d’un discours sur la « fin des temps », discours dont la structure tend à se répandre dans nos sociétés à travers toute une série de prophéties apocalyptiques (climatiques, financières…). Ce discours aboutit à nier la pertinence du politique et de son pivot, la souveraineté.
Ils donnent volontiers en pâture au reste de la société, par exemple à travers Facebook une parade de leur ego intime, présentant comme exemplaire leur comportement personnel. La technique du selfie a aussi permis le déploiement de ce type de comportement. Ce qui est frappant c’est que, dans le discours politique ambiant, depuis une bonne dizaine d‘années, on théorise cette parade des narcissismes, en particulier au sein de la fondation Terra Nova, quand on prétend mettre en avant les valeurs comme fondatrices de la politique. Cette confusion entre principes et valeurs a eu des effets désastreux en désarmant la société démocratique face à ses ennemis et en instituant un relativisme généralisé. Le comportement des djihadistes occidentaux s’enracine dans le refus de toute médiation entre les valeurs et les principes. En cela ils s’avèrent les symptômes d’une crise occidentale tout autant que d’une crise du Moyen-Orient.

Précis de corruption
Mais, il faut revenir à l’idéologie-prétexte du terrorisme djihadiste car elle structure ces comportements ; elle en fournit la grammaire. Il faut alors constater n’y a pas d’unité du monde musulman. Outre la division entre sunnites et chiites, il existe aussi une différence, qui peut être sanglante, entre l’islam d’inspiration salafiste et l’islam des confréries — en Russie on a eu à des conflits armés entre ces deux islams, pourtant issus l’un et l’autre de la matrice sunnite, en particulier au Daghestan. De plus, le monde musulman connaît des évolutions historiques. Le terme islamisme est donc en réalité faux : ce qui pose problème, ce n’est pas l’Islam en général mais la montée actuelles des idées salafistes et wahhabites, qui constituent un courant très particulier de l’islam, une lecture littérale, et qui sont financés par certains pays, dont l’Arabie Saoudite ou le Qatar. Et il convient de poser la question de notre politique étrangère vis-à-vis de ces pays.
Ce courant s’est construit sur les décombres du nationalisme arabe, qui est issu d’un dialogue entre des intellectuels musulmans et des intellectuels chrétiens faisant le pari de la nation pour dépasser la communauté des croyants et rendre possible la cohabitation. Malheureusement, les puissances occidentales n’ont eu de cesse de détruire ce nationalisme arabe, et c’est sur ses ruines qu’a pu prospérer le salafisme. Si la lecture djihadiste de l’islam ne dépendait pas du contexte historique, pourquoi cette lecture était-elle minoritaire en 1950 et devient-elle plus importante aujourd’hui ? Parce qu’en 1950, le nationalisme arabe proposait aux masses une voie d’accès crédible à la modernité. Il faudrait que l’on commence aussi à réévaluer la composante positive de ce nationalisme.

De la confusion des sens
Mais, les bonnes âmes de la « gauche » bien pensante se refusent à faire ce travail. A sa place ils tiennent le discours « ne faisons pas d’amalgame, ne tombons pas dans « l’islamophobie » ». De quoi s’agit-il? S’il s’agit de dire que tous les musulmans ne sont pas des terroristes, c’est une évidence. Il est bon et sain de le répéter, mais cela ne fait guère avancer le débat. S’il s’agit de dire, mais c’est hélas bien plus rare, que des populations de religion musulmane sont en réalité les premières victimes du djihadisme, c’est aussi une autre évidence. Et il convient de l’affirmer haut et fort. S’il s’agit, enfin, de dire que la montée du djihadisme est le fruit de la destruction du nationalisme arabe, et que ce nationalisme arabe fut combattu, de Nasser à Saddam, par les Etats-Unis et les puissances occidentales, voilà qui constitue une vérité qui est largement oubliée[1]. Ces trois affirmations constituent trois éléments essentiels d’un discours non pas tant contre l’islamophobie mais affirmant des vérités qui sont aujourd’hui essentielles à dire dans les pays occidentaux.
Mais, le discours peut aussi avoir un autre sens, bien plus contestable. A vouloir combattre une soi-disant « islamophobie » on peut aussi préparer le terrain à une mise hors débat de l’Islam et des autres religions. Et là, c’est une erreur grave, dont les conséquences pourraient être terribles. Elle signe la capitulation intellectuelle par rapport à nos principes fondateurs, principes qui vont au-delà du rapport à une religion particulière. Ce discours entérine la confusion entre valeurs et principes. Il capitule intellectuellement devant l’ennemi.
Non que l’Islam soit pire ou meilleur qu’une autre religion. Mais il faut ici affirmer que toute religion relève du monde des idées et des représentations. C’est, au sens premier du terme, une idéologie. A ce titre, toute religion est critiquable et doit pouvoir être soumise à la critique et à l’interprétation. Cette interprétation, de plus, n’a pas à être limitée aux seuls croyants. Le droit de dire du mal (ou du bien) du Coran comme de la Bible, de la Thora comme des Evangiles, est un droit inaliénable sans lequel il ne saurait y avoir de libre débat. Un croyant doit accepter de voir sa foi soumise à la critique s’il veut vivre au sein d’un peuple libre et s’il veut que ce peuple libre l’accepte en son sein.
Ce qui est donc scandaleux, ce qui est criminel, et ce qui doit être justement réprimé par des lois, c’est de réduire un être humain à sa religion. C’est ce à quoi s’emploient cependant les fanatiques de tout bord et c’est cela qui nous sépare radicalement de leur mode de pensée. Parce que, en descendants de la Révolution française, nous considérons que la République ne doit distinguer que le mérite et non le sexe, ou un appartenance communautaire, il est triste de voir une partie de la gauche, et en particulier de la gauche radicale, suivre en réalité les fondamentalistes religieux sur le chemin de la réduction d’un homme à ses croyances.

Instrumentalisation politique
Ceci pose à son tour la question du « multiculturalisme ». Le projet multi-culturaliste consiste à renvoyer les individus à une communauté culturelle ou religieuse, hypothétique ou réelle. L’Etat, ensuite, négocie avec les représentants que cette communauté se donne, accepte qu’elle vive selon ses propres règles et non les règles générales, lui déléguant de fait des attributions qui appartiennent au peuple tout entier. On comprend bien les objectifs clientélistes de ce genre de pratiques. Ceci a d’ailleurs été justement dénoncé par un député socialiste, Malek Boutih[2]. Ce multiculturalisme de projet considère donc que les individus n’ont pas d’existence hors de leur communauté de « référence » laquelle comporte toujours une dimension qui est largement mythifiée. Ce multiculturalisme est en réalité un projet pervers, qui nie l’unité politique et qui s’affirme dans les faits comme ségrégationniste car il implique que nous n’arriverons plus à vivre ensemble si chacun veut que la loi de sa communauté s’applique. Il est assez stupéfiant de constater qu’une certaine « gauche » aboutit ainsi à redonner vie à l’apartheid, une logique qui permet en réalité de comprendre sa fascination pour la légalité pure, et sa profonde haine pour la notion de souveraineté. Tout cela se tient.

On voit que dans l’incapacité que nous avons à identifier l’ennemi se révèlent nos propres démons, démons politiques (le clientélisme ou la corruption par des puissances étrangères) mais aussi démons plus profonds, renvoyant à la capitulation devant l’individualisme marchand (ou absolu) et l’abandon de la notion de souveraineté.
1] Voir Sapir J., « Le tragique et l’obscène », note publiée sur le carnet RussEurope le 25 septembre 2014, [http://russeurope.hypotheses.org/2841
2] [http://lelab.europe1.fr/Le-depute-PS-Malek-Boutih-redemande-la-mise-sous-tutelle-de-certains-quartiers-sensibles-par-l-Etat-20404

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Jacques Sapir142 articles

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Jacques Sapir est un économiste français, il enseigne à l'EHESS-Paris et au Collège d'économie de Moscou (MSE-MGU). Spécialiste des problèmes de la transition en Russie, il est aussi un expert reconnu des problèmes financiers et commerciaux internationaux.

Il est l'auteur de nombreux livres dont le plus récent est La Démondialisation (Paris, Le Seuil, 2011).

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