Depuis février 2006, deux fois par mois, Le Devoir propose à des professeurs de philosphie et d'histoire, mais aussi à d'autres auteurs passionnés d'idées, d'histoire des idées, de relever le défi de décrypter une question d'actualité à partir des thèses d'un penseur marquant.
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Moins de cinq dollars. C'est le prix de l'affranchissement. Dès que l'on tourne la dernière page des Pensées philosophiques (Mille et une nuits, 2001), cette conclusion s'impose. Lors de leur parution, en 1746, Diderot a 33 ans, l'âge du Sermonneur dont les prêtres se réclament pour, selon lui, mieux tromper les foules.
Un mensonge de presque deux millénaires. Où le dévot «se tourmente comme un forcené pour ne rien désirer, ne rien aimer, ne rien sentir» (pensée V), ce qui s'appelle croire. Par-delà le bon sens. Au-delà de toute raison.
Qu'aurait alors pensé Diderot du nouveau programme «Éthique et culture religieuse»? D'abord ceci, en guise d'avertissement: «On nous parle trop tôt de Dieu» (XXVI). Les enfants supportent de longs discours sur les croyances des uns et des autres avant même que leur raison ait été mise à l'épreuve. Un travers qu'ils auront ensuite du mal à perdre, habitués qu'ils seront à respecter les nombreuses expériences religieuses comme autant de manifestations du divin.
Le nouveau programme se refusant de juger les valeurs transmises par telle ou telle religion, toutes les religions se tailleront une place de choix dans le crâne de l'enfant. Il saura que l'on peut croire de mille manières, mais personne ne lui enseignera qu'on peut aussi ne pas croire. On lui apprendra à être crédule plutôt que sceptique, naïf plutôt que méfiant, soumis plutôt que circonspect: qui refuse très jeune tout examen acceptera longtemps toutes les compromissions.
Une fois de plus, donc, Diderot se rebellerait contre les prêtres, les pasteurs, les popes, les imams, les rabbins, les sorciers, les gourous, les religieux de quelque religion que ce soit, parce que tous, sans la moindre exception, dressent les enfants au lieu de les instruire.
Vivre debout
«On doit exiger de moi, préciserait Diderot, que je cherche la vérité, mais non que je la trouve» (XXIX). Or les religions possèdent la vérité. Au mieux, elles plaignent ceux qui la cherchent encore; au pire, elles condamnent ceux qui doutent que l'on puisse un jour la trouver. Selon Diderot, la tolérance n'est pas la première vertu de nombreux croyants. Ni même la dernière. Elle est plutôt une stratégie comme une autre. Un instrument de propagande. Un faire-valoir.
Trop souvent, une religion en tolère une autre dans la mesure où l'autre religion n'occupe pas la première place. Respecter le droit d'aînesse d'une religion est un devoir pour toutes les autres religions. Le catholicisme, soulignerait Diderot, se montre le bout du nez chaque fois qu'on lui refuse la plus large part d'un héritage où l'Église n'aura pas fait que des bienheureux.
Comme si les fautes d'hier n'évoquaient plus que de mauvais souvenirs. La Révolution tranquille, que notre philosophe eût applaudie, n'aura été qu'un intermède. Pour l'Église, un léger contretemps: à peine quelques années de pénitence pour des siècles de pouvoir absolu. Diderot se remettrait mal de cette longue bataille bêtement perdue.
Pourtant, avec l'Addition aux Pensées philosophiques, l'auteur croyait avoir jeté une «nouvelle bombe dans la maison du Seigneur» (Lettres à Sophie Volland) et restait convaincu que cette maison allait bientôt disparaître à jamais. Mais ici comme ailleurs, l'histoire se répète beaucoup plus qu'elle ne se transforme radicalement.
Au Québec, après la publication, de 1963 à 1966, des cinq volumes du rapport Parent où l'Église cédait du terrain; après l'apparition, en 1970, du mouvement laïque québécois réclamant un enseignement moral non confessionnel; après l'adoption, en 1987, de la Loi sur l'instruction publique confirmant enfin le droit des parents à choisir l'enseignement moral non confessionnel, Diderot s'étonnerait que l'on eût fermé le petit catéchisme d'une religion trop longtemps envahissante pour -- 20 ans plus tard -- ouvrir les salles de classe à toutes les religions comme autant de terres promises. Avec, bien sûr, la reconnaissance du catholicisme comme facteur «prédominant» de notre évolution culturelle.
Toute cette route, ironiserait Diderot, pour se retrouver une fois de plus sur le chemin de Damas. Un chemin où l'illumination tient lieu de raisonnement. Où la foi demeure une folie souhaitable. Où vivre à genoux l'emporte sur vivre debout. Le philosophe nous reprocherait notre inconscience, il craindrait en outre que cette inconscience ne réserve à ses Pensées philosophiques un sort plus terrible encore que celui que leur avait fait subir le Parlement de Paris en 1746: de nos jours, en effet, dans les sociétés démocratiques, on ne lacère plus les livres, on ne les brûle plus, on se contente de les ignorer.
Rejeter les miracles, fuir les dévots
Diderot s'acharnerait cependant à nous rappeler qu'il y a plus de merveilleux dans la simple observation de la nature que dans tous les miracles attribués au Nazaréen. À juste titre, il noterait que si les faiseurs de miracles redressent des boiteux, font parler des muets, rendent la vue à des aveugles, guérissent des paralytiques et ressuscitent même des morts, il ne s'en trouve aucun qui restitue «aux estropiés les membres qui leur manquent» (L); il semble plus difficile, en effet, de redonner un bras à un manchot que de sortir un homme de son tombeau après trois jours de putréfaction. «Tous les peuples ont de ces faits, à qui, relèverait Diderot, pour être merveilleux, il ne manque que d'être vrais; avec lesquels on démontre tout mais qu'on ne prouve point; qu'on n'ose nier sans être impie, et qu'on ne peut croire sans être imbécile» (XLVIII).
Pour ne pas être «à la merci du premier saltimbanque» (L), il faut apprendre à raisonner. À poser des questions. À ne pas se contenter de réponses toutes faites. Et l'on n'apprend pas à raisonner, insisterait le philosophe, en disant le credo de toutes les religions.
«Le Dieu des chrétiens est un père qui fait grand cas de ses pommes, et fort peu de ses enfants» (Additions aux Pensées philosophiques, XVI); ainsi Diderot résumerait-il l'un des fondements de la pastorale. Les fruits du savoir ne doivent pas tomber entre toutes les mains. Surtout si elles sont pures. Les promoteurs de fables aiment bien que les enfants restent toute leur vie des enfants.
Mais la nature nous invite à grandir. À douter de l'existence d'un autre monde que nous ne voyons pas, que nous ne verrons probablement jamais, alors que de toute évidence nous avons à croître dans ce monde-ci -- notre monde --, un monde que nous avons chaque jour sous les yeux.
Selon Diderot, un sceptique, c'est «un philosophe qui a douté de tout ce qu'il croit, et qui croit ce qu'un usage légitime de sa raison et de ses sens lui a démontré vrai» (Pensées philosophiques, XXX). Cet usage légitime de la raison et des sens, les religions s'en méfient. Et pour cause. Dès qu'on s'en remet davantage à la raison et aux sens, bon nombre de croyances se révèlent sous leur vrai jour: des chimères. Des conceptions du monde contre nature. Qui transforment les fidèles en des sortes de monstres (pensée V). Dans Le Neveu de Rameau, le philosophe écrit: «[...] pourquoi voyons-nous si fréquemment les dévots si durs, si fâcheux, si insociables? C'est qu'ils se sont imposé une tâche qui ne leur est pas naturelle; ils souffrent, et quand on souffre, on fait souffrir les autres.»
Être heureux
Pour Diderot, il n'y a pas de péché originel («Ninon de l'Enclos l'appelait le péché original», Addition aux Pensées philosophiques, XLIII). Il n'y a pas la faute d'Ève. «Tu engendreras dans la douleur, dit Dieu à la femme prévaricatrice. Et que lui avaient fait les femelles des animaux, qui engendrent aussi dans la douleur?» (Addition, XXXVII). Il y a la douleur. C'est un fait. Mais ce n'est pas un châtiment. On peut donc la combattre. Avec les religions, on se résigne; avec Diderot, on demande la péridurale. Avec ou sans l'accord des prêtres.
D'ailleurs, les prêtres qui consultent aujourd'hui leur médecin pour traiter une douleur devraient avoir une pensée pour Diderot plutôt qu'une pensée pour Dieu. Si toutes sortes de croyances sur la vie après la mort donnent encore à bien des fidèles d'affreux maux de tête, une aspirine suffirait peut-être à leur faire entendre raison et à leur faire souhaiter une vie meilleure sur Terre.
«Il n'y a qu'un devoir, c'est d'être heureux»; «la seule base de toute bonne législation», c'est le bonheur (Mémoires pour Catherine, II). Les enfants doivent apprendre qu'ils sont venus au monde pour y être heureux. Et non pour y souffrir à l'exemple de celui qui aurait jadis souffert pour eux. Afin d'illustrer en deux lignes tout le ridicule du christianisme, Diderot citerait de nouveau la Hontan: «Ce Dieu, qui fait mourir Dieu pour apaiser Dieu» (Pensées philosophiques, LX). Sa vie durant, le directeur de l'Encyclopédie luttera contre les superstitions et les «vieilles puérilités» des religions en se faisant l'apôtre des sciences.
D'après lui, ce n'est pas la religion qui nous rendra heureux, mais le savoir; ce n'est pas la religion qui nous rendra plus lucides, mais la connaissance. D'abord, l'enfant cueille le fruit interdit; ensuite, il croque dans l'existence à pleines dents.
Éthique et culture scientifique
L'enfant a moins besoin d'un programme d'«Éthique et culture religieuse» qu'il n'aurait besoin, martèlerait Diderot, d'un véritable programme d'«Éthique et culture scientifique». Il y apprendrait, entre autres, «que le mécanisme de l'insecte le plus vil n'est pas moins merveilleux que celui de l'homme», et qu'il n'y a rien à craindre «qu'on en infère qu'une agitation intestine des molécules étant capable de donner l'un, il est vraisemblable qu'elle a donné l'autre» (pensée XIX).
L'enfant constaterait que la science est une aventure intellectuelle où l'évolution de la pensée de Diderot conduit tout droit à Darwin et à la théorie de l'évolution. Et dans l'angoisse qui pourrait surgir, alors que l'enfant se sentirait non plus la créature de Dieu mais le résultat de millions d'années de transformations diverses, il apprendrait également la leçon continue de la nature: «Demeure en repos, demeure en repos, reste comme tout ce qui t'environne, dure comme tout ce qui t'environne, jouis doucement comme tout ce qui t'environne, laisse aller les heures, les journées, les années, comme tout ce qui t'environne, et passe comme tout ce qui t'environne» (Lettres à Sophie Volland).
Le bandeau de la foi enfin retiré, l'enfant verrait le monde sous le seul jour qu'il nous soit donné de voir. Il ne serait plus sous la tutelle des mages ou des faiseurs d'embarras. Il oserait penser de lui-même. Il prendrait le parti de l'humanité entière et non plus le parti des prêtres.
Il pourrait même un jour écrire ses propres pensées et, à l'instar de Diderot introduisant ses Pensées philosophiques, nous glisser cet aveu: «Si ces pensées ne plaisent à personne, elles pourront n'être que mauvaises; mais je les tiens pour détestables si elles plaisent à tout le monde.»
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Christian Bouchard, Professeur de littérature, Collège Laflèche, Trois-Rivières
Le devoir de philo
Diderot contre le parti des prêtres
Qu'aurait pensé le philosophe du nouveau programme «Éthique et culture religieuse»?
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