«L'intellectuel est si souvent un imbécile, écrit Bernanos, que nous devrions toujours le tenir pour tel, jusqu'à ce qu'il nous ait prouvé le contraire.» Avant d'écrire son Devoir de philo «contre les industriels de la culture» ([Le Devoir, 20-21 septembre 2008->15116]), Carl Bergeron aurait dû relire cette phrase tirée de La France contre les robots, un essai de Georges Bernanos.
Selon Carl Bergeron, les artistes, autrefois «dépositaires de la liberté», sont aujourd'hui devenus les «représentants les plus serviles de l'État gestionnaire». Pour quelle raison sont-ils devenus serviles? Parce qu'ils voulaient des subventions, et qu'ils les ont obtenues. Comme si les rapports entre la culture et le pouvoir étaient plus congruents, plus judicieux, dans cet âge d'or, par ailleurs impossible à circonscrire dans le temps, où le pouvoir n'offrait rien et la culture donnait tout. Cet âge d'or, en effet, est-ce l'époque de Louis XIV et de Molière, ou celle du pape Jules II et de Michel-Ange, ou celle encore de Périclès et de Phidias? Et si cet âge d'or n'existait que dans l'imagination des conservateurs?
Chaque fois que j'entends certains d'entre eux dénoncer les programmes de subventions culturelles, je crois entendre aussi en sourdine le murmure de leur rancoeur: «Pourquoi pas moi?» Tel danseur part en tournée, mais pourquoi pas moi? Tel écrivain, mais pourquoi pas moi? Tel acteur, mais pourquoi pas moi? La vraie question n'est donc pas de savoir si l'État doit subventionner ou non la culture, mais s'il choisit bien les candidats auxquels il accorde ses subventions. Des programmes à revoir ne sont pas des programmes à détruire. Une époque sera jugée sur les artistes qu'elle célèbre, et condamnée pour les artistes qu'elle ignore.
Je connais de remarquables écrivains conservateurs avec lesquels je ne partage pas grand-chose. Je pense notamment à Jean Renaud, de la revue Égards. Si je rejette presque toutes ses conclusions, je n'en souhaiterais pas moins qu'un ministère de la Culture digne de ce nom encourageât son talent et sa revue. Pourquoi? Je laisse à Carl Bergeron, directeur d'un journal en ligne de conservatisme critique le soin de répondre: «Je crois qu'une société comme le Québec n'a pas le choix de pallier la petitesse de son marché par des mesures raisonnables de soutien à la publication. Ce serait différent si l'on était 15 millions plutôt que 7, mais nous ne sommes que 7, c'est ainsi.» (L'Intelligence conséquente, 11 septembre 2008).
Dès lors, est-il raisonnable que l'État n'accorde plus de subventions culturelles, ne favorise plus les tournées culturelles, ne vienne plus en aide aux grandes institutions culturelles, ne subventionne plus les petites? Est-il raisonnable que l'État n'ait plus d'égards envers celui ou celle qui tient à préserver sa liberté de création? Est-il raisonnable que l'État néglige la culture? Enfin, est-il raisonnable que la culture soit dans un si triste état?
Bernanos, dans La France contre les robots, un essai qu'affectionne Carl Bergeron, s'attaque à l'insignifiance et à l'esprit de cupidité. Or, le gouvernement conservateur de Stephen Harper est-il à l'abri de cette insignifiance et de cette cupidité? Quel est le gouvernement qui ne désire surtout pas s'attaquer à l'industrie pétrolière? Quel est le gouvernement qui reproche à certaines institutions culturelles de ne pas être rentables, ou de trop dépendre de l'État? Quel est le gouvernement qui laisse ses fonctionnaires s'en prendre aux artistes «gâtés» - et par surcroît dans un français misérable? Dans quel gouvernement trouve-t-on une ministre si discrète dès qu'il est question de son ministère qu'on la soupçonne d'être tout bonnement inculte?
Dans cette campagne électorale, le conservatisme et la cupidité, le conservatisme et l'insignifiance vont de pair. Carl Bergeron est le directeur de L'Intelligence conséquente. Mais après avoir lu son Devoir de philo, on a une meilleure idée de ce qu'est une intelligence qui ne l'est pas.
Christian Bouchard : Professeur de littérature au Collège Laflèche
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