Étudiante d'antan

Conflit étudiant - grève illimitée - printemps 2012


J'ai été une étudiante heureuse. Sans le sou, angoissée, mais exaltée d'apprendre, euphorique de la liberté que m'accordait ce statut et, surtout, fière d'accéder au savoir, à la connaissance et à la fréquentation des penseurs, écrivains et savants dont l'université me transmettait des bribes de leurs œuvres respectives. J'ai aimé l'esprit estudiantin de l'époque faste du Québec en dégel. Je militais bruyamment et déjà avec provocation pour ce rêve enivrant du pays à créer, rêve plus que brisé par la suite, fracassé à vrai dire.
Comme garde-robe, j'avais une paire de chaussures en daim que j'adorais, une jupe de laine verte et rouge, un pull vert bouteille et un ciré noir. Je mangeais des hot-dogs à la cafétéria de l'Université de Montréal où Pierre Elliott Trudeau, prof de droit, venait s'asseoir parfois avec nous pour nous affronter. Nous étions séparatistes, il était notre ennemi intellectuel et, en nous portant la contradiction avec sa dialectique arrogante et son humour assassin, il participait à notre formation. C'était un maître au sens ancien du terme. Nous aimions le détester, mais il nous nourrissait l'esprit. La laïcisation, l'accès aux études supérieures et l'assurance maladie furent nos combats quotidiens.
Une évidence s'imposait à nous, les pauvres débarqués à l'université au milieu des petits-bourgeois de l'époque. Nous avions le sentiment d'être à la fois des imposteurs et les dépositaires du petit peuple qu'affectionnaient officiellement nos camarades d'Outremont et de Notre-Dame-de-Grâce. Je crois que le fait d'être financièrement démunis ajoutait à notre rage de réussir. C'est peu dire que les bienfaits du confort et de la sécurité matérielle nous étaient étrangers. Nos bourses servaient à payer les droits de scolarité, l'autobus, les hot-dogs et les «hot chicken sandwiches». Ma mère volait dans les poches de mon père des billets verts qu'elle me refilait parcimonieusement, car ce dernier considérait que les études avancées n'étaient que gaspillage pour les filles. Dieu ait son âme!
Loin de moi l'idée qu'il faut souffrir pour vivre et que les étudiants d'aujourd'hui sont tous des enfants gâtés qu'il faudrait paupériser. L'époque n'est plus la même, les besoins se sont multipliés. Dans les années 60 et début 70, rares étaient les étudiants propriétaires de voiture et, d'ailleurs, l'idée de mener parallèlement des études et un emploi n'était pas considérée comme un idéal. Je l'ai fait par obligation, mais je persiste à croire que le vrai luxe est de se consacrer entièrement à ses études. Vieille conception du statut d'étudiant qui perdure davantage en Europe qu'en Amérique, où gagner de l'argent est élevé au rang de la pédagogie. Aujourd'hui, les étudiants, à l'université ou au collège, sont des citoyens dans les institutions éducatives dont l'objectif premier est d'être un «milieu de vie».
Jadis, l'université était réservée à l'élite économique, répète-t-on comme un mantra. Pas tout à fait vrai puisque des générations de fils (surtout) et de filles de cultivateurs, de cols bleus, de la petite classe moyenne ont fait des études universitaires. Les communautés religieuses détectaient les plus doués et favorisaient la poursuite de leurs études par des bourses grâce à la générosité des riches des villages ou des paroisses urbaines. C'était la charité d'avant la justice sociale avec ses bourses et ses prêts.
Le débat sur les droits de scolarité est devenu au fil des ans un supposé enjeu social alors qu'il est, d'une certaine manière, prétexte à masquer une hypocrisie aussi souterraine que lâche. Ce que l'on appelle la démocratisation de l'éducation a transformé la conception même de l'université. De nos jours, on considère comme un droit fondamental l'accès aux études supérieures. Mais ce droit ne doit pas mener à l'irresponsabilité sociale.
Ceux qui obtiennent les résultats scolaires qui leur ouvrent les portes du haut savoir appartiennent à une élite. Celle qui demain occupera les fonctions de pouvoir dans tous les secteurs et sera rémunérée bien au-delà des revenus moyens des travailleurs. Ce «ticket d'entrée» que sont les droits de scolarité (les plus bas au Canada) est une contribution à l'effort collectif. Aucune augmentation de droits de scolarité du genre de celle envisagée, 325 $ par an durant cinq ans, ne peut fermer les portes aux étudiants moins nantis. Affirmer le contraire relève de l'imposture.
Nous sommes ici dans la symbolique et il est désolant d'entendre les lamentations colériques des jeunes manifestants qui y cristallisent leur enragement général sur l'époque. Il est amusant aussi de constater leur susceptibilité lorsqu'on diverge d'opinion avec eux, comme si leur statut de jeunes devait les mettre à l'abri des critiques. Et cela éclaire les motivations d'une partie des profs qui les appuient. Pour ne rien dire des politiques.
Le Québec n'est pas un paradigme pour les utopies grisantes. On ne peut pas abolir les droits de scolarité, maintenir l'universalité de tous les programmes sociaux, subventionner toutes les expressions culturelles, abolir la pauvreté, neutraliser la violence humaine, imposer une égalité par le bas comme moyen de réduire l'exploitation des riches, décréter inattaquables les étudiants qui radotent en criant qu'on les vole en les délestant de 325 $ de plus pendant que la petite classe moyenne non universitaire surtaxée s'appauvrit dans le silence et la peur d'un lendemain qui ne chantera jamais.


Laissez un commentaire



Aucun commentaire trouvé

-->