Face au jeu dangereux d’Erdogan, la France doit porter sa voix

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La question d'Orient réactivée par le néo-ottomanisme d'Erdogan

Les dernières déclarations de Recep Tayyip Erdoğan menaçant la coalition russo-syrienne d’une intervention militaire à Idlib sont extrêmement préoccupantes pour l’équilibre géopolitique de la frontière entre la Syrie et la Turquie et, plus largement, du Moyen-Orient. Elles font suite à un premier signal appelant à l’intervention militaire en Libye en soutien à Sarraj face au maréchal Haftar. Ces ingérences du président turc qui se rêve en nouveau sultan ottoman peuvent entraîner le chaos au Proche-Orient et créer un nouveau Daech si aucune voix médiatrice n’intervient. L’annonce faite par le président turc d’un sommet sensé résoudre la problématique d’Idleb pouvait ainsi être vue comme une opportunité pour la diplomatie française de mener une sortie par le haut de ces tensions croissantes, d’autant que les liens entre Emmanuel Macron et Vladimir Poutine semblent s’être rétablis. Mais les récentes ripostes de la Turquie en réponse à la mort de 22 de ses soldats laissent entrevoir le risque d’un embrasement général si la France et l’Europe ne s’affirment pas comme une voix de médiation.


Le bellicisme du président turc survient dans un contexte où la situation géopolitique syrienne n’a toujours pas été clarifiée. Bien qu’ayant repris progressivement la main avec l’aide de la Russie, le gouvernement de Bachar el-Assad reste très affaibli. Ceci est d’autant plus vrai dans le Nord-Est du pays du fait de la présence des Kurdes d’une part et du maintien des dernières poches de résistance islamistes d’autre part. La Turquie, soucieuse à ce que le PKK (Parti des Travailleurs du Kurdistan) n’ait pas de base arrière dans le nord de Syrie, a déclenché l’opération militaire "source de paix" en octobre 2019 avec la complicité de Donald Trump du fait du retrait des troupes américaines. Battant les unités de protection du peuple (YPG) qui avaient pourtant grandement contribué à éliminer l’État islamique, les forces militaires turques se sont installées durablement dans la région après qu’un accord fût trouvé à Sotchi avec Vladimir Poutine, ce dernier leur accordant une bande de territoires de 120 km de long entre Tall Abyad et Ras Al-Aïn.


L’attitude belliciste d’Erdogan est donc l’expression la plus aboutie du néo-ottomanisme


La problématique géopolitique est sensiblement différente plus à l’Ouest, dans la province d’Idlib, qui constitue une des dernières poches djihadistes du pays. La région est tenue par le Hayat Tahrir al-Cham d’Abou Mohammed al-Joulani. Ce groupe terroriste rejette le panislamisme de l’EI comme d’al-Qaïda et estime que sa priorité est d’installer un islam politique en Syrie. Alors que Damas cherche à éradiquer ce noyau insurrectionnel, al-Joulani est soutenu par la Turquie. Erdoğan n’a pas du tout respecté le compromis passé avec la Russie sur une aide à apporter pour déradicaliser Idleb et ceci pour plusieurs raisons. Tout d’abord, la présence du Hayat Tahrir al-Cham évite toute implantation du YPG dans la région. Deuxièmement, son maintien empêche un nouvel afflux de réfugiés en direction de la Turquie si l’armée loyaliste venait à s’emparer et à réprimer la population. Enfin, le président turc a tout intérêt à voir perdurer cette zone tampon affaiblissant son homologue syrien, alors que la Turquie cherche avant tout à se poser comme la puissance régionale dominante.


L’attitude belliciste d’Erdoğan est donc l’expression la plus aboutie du néo-ottomanisme que le chef d’État turc cherche à instaurer depuis de nombreuses années. Cette vision géostratégique fut présente chez lui dès qu’il devint Premier ministre en 2003. Néanmoins, elle était limitée dans les années 2000 à un soft power destiné principalement aux pays turcophones d’Asie Centrale. L’influence croissante de la Chine dans cette région (manifestée plus récemment par le grand projet des Routes de la Soie), couplée au Printemps Arabe, a poussé la Turquie à réorienter ses objectifs géopolitiques en direction du Moyen-Orient, afin de devenir la principale puissance de Méditerranée orientale. La rupture définitive avec le nationalisme kémaliste, qui était replié sur le foyer anatolien, créa une forme de néo-impérialisme où la porosité entre soft et hard power se fit de plus en plus sentir. Activant le souvenir des sultans ottomans, au nom d’un passé national glorieux, comme au nom du panislamiste (rappelons que les derniers califes réellement légitimes dans le monde musulman jusqu’en 1924 furent les sultans ottomans), Erdoğan devait également compter sur une radicalisation de plus en plus nette de sa base électorale. Cela explique l’alliance qu’il fit en 2018 avec les ultranationalistes du Parti d’action nationaliste. Ce parti a été fondé en 1958 par les Loups gris, organisation paramilitaire composée de nostalgiques du régimes nazis. Son chef actuel, Devlet Bahçeli, défend une position extrêmement radicale dans le dossier syrien, appelant à "porter le fer jusqu’à Damas" afin de renverser le régime de Bachar el-Assad.


La position turque en Syrie n’est donc qu’un aspect d’une politique de plus en plus agressive dans toute la partie orientale du bassin méditerranéen. Elle s’est manifestée de diverses manières. Dans les Balkans, les récentes déclarations en Bosnie du président turc à l’égard des minorités musulmanes peut faire craindre à moyen terme le réveil d’une poudrière que l’on croyait en partie éteinte. En Libye, l’aide apportée au gouvernement à Sarraj est un moyen pour la Turquie d’avancer ses pions dans un pays qui fait partie de sa sphère d’influence traditionnelle selon l’idéologie néo-ottomaniste, alors que le maréchal Haftar contrôle la majeure partie du pays et apparaît comme un meilleur recours pour que la Libye revienne à la stabilité politique. Erdoğan y soutient activement Sarraj qui est allié aux Frères musulmans, du fait des traités qui ont été signés entre Ankara et ce dernier qui se montrent très avantageux pour la Turquie au sujet des ressources en pétrole et en gaz que recèle la Libye. Dans ce dernier cas, il existe un risque de mener au chaos définitif la Libye dont certaines régions désertiques méridionales, comme le Fezzan, peuvent constituer le foyer d’un nouveau Daech.


Davantage préoccupé par la satisfaction de son opinion publique après le putsch militaire raté de 2016, Erdogan peut clairement favoriser par sa politique l’émergence d’un nouvel État islamique. Ceci est particulièrement prégnant dans le cas de la Syrie, sans pour autant que ce dossier soit à cloisonner avec celui de la Libye. Affaiblir les Kurdes revient à remettre en cause la sécurité des sites de détention de djihadistes qui étaient principalement contrôlés par les miliciens de l’YPG. Quelques-uns ont déjà profité du chaos provoqué par l’offensive de l’armée turque pour disparaître dans la nature, avec le risque de se réorganiser pour mener une nouvelle offensive en Syrie ou ailleurs. De plus, l’intervention turque contre les Kurdes a entraîné un retournement d’alliance dont on ne mesure encore que peu les conséquences indirectes. En effet, l’YPG s’est rapproché du gouvernement de Damas et pourrait aider ce dernier à réprimer la population arabe sunnite qui avait formé le terreau ethnique et religieux de l’EI.


Il est donc temps que l’Europe fasse entendre sa voix pour défendre sa sécurité


Par ailleurs, plusieurs islamistes proches de Daech comme d’al-Qaïda se sont exfiltrés de Syrie par la poche d’Idlib. Rejoignant la Turquie, ils sont plusieurs milliers à avoir fui en direction… de la Libye qui leur fournit une base politique favorable pour continuer leur combat meurtrier. En effet, l’EI en Libye est tombé en 2016 après la bataille de Syrte, mais tous ses membres n’ont pas été arrêtés. Une bonne partie d'entre eux se rassemblent désormais dans la région d'Oubari dans le sud-ouest libyen. Ils y profitent autant de la guerre civile entre Sarraj et Haftar qu’au conflit qui oppose les tribus sahariennes Touaregs aux Toubous. L’arrivée de ces nouveaux combattants peut très clairement donner l’apport humain nécessaire qui entraînerait la formation d’un nouveau Daech. Il est donc temps que l’Europe fasse entendre sa voix pour défendre sa sécurité.



Trop timorée dans l’ensemble de ses prises de position, la diplomatie européenne laisse le libre champ aux ambitions rivales des puissances au Moyen-Orient, au risque de voir se reformer un nouveau Daech, comme en 2015, en raison de la nature même de la construction européenne qui empêche de faire émerger des positions communes notamment sur les questions de défense et de politique étrangère. La solution ne pourra qu’être ainsi difficilement européenne mais plutôt des grandes puissances, soit la France avec l’aide de l’Allemagne.


De l’autre côté de l’Atlantique, les États-Unis menés par Donald Trump ne s’engageront pas sur ce dossier. Le Royaume-Uni, bloqué dans sa politique intérieure et la finalisation du Brexit, ne peut avoir de voix au chapitre d’autant plus que le refus de David Cameron d’intervenir en 2013 ne doit pas encourager le locataire actuel du 10 Downing Street. L’Allemagne est quant à elle en situation délicate sur le plan intérieur en raison des difficultés rencontrées par la Chancelière allemande, ainsi que la question à venir de sa succession. La France, avec un gouvernement stable jusqu’en 2022, apparait ainsi comme le pays le plus à même à intervenir sur cette question, d’autant que la Syrie fut sous administration française de 1920 à 1946.


Il faudrait ainsi qu’Erdogan renonce à soutenir les groupuscules

djihadistes et renoue le contact politique avec Bachar el-Assad


La France avec l’aide de l’Allemagne doit favoriser les discussions, afin de régler la question syrienne, en y associant les parties turques et russes. Alors que les relations entre la Russie et la Turquie semblent se détériorer avec l’affaire d’Idlib, il est nécessaire que la France émerge, comme puissance médiatrice afin qu’une voie diplomatique puisse être trouvée. Ceci pourrait passer par des concessions de la part de la Turquie. Il faudrait ainsi qu’Erdoğan renonce à soutenir les groupuscules djihadistes et renoue le contact politique avec Bachar el-Assad. En échange, elle pourrait pérenniser sa présence dans la bande de territoires définie par l’accord de Sotchi. La région d’Idlib pourrait éventuellement être confiée à une force militaire tierce avant d’être démilitarisée, soit par une présence des forces de l’ONU soit d’une coalition russo-européenne. Enfin, un nouvel accord économique entre l’UE et la Turquie pourrait être trouvé, incluant un partenariat sur l’exploitation du gaz sous-marin dans les ZEE grecques et chypriotes qui était l’objet du traité signé entre al-Sarraj et Erdoğan.


Pour réaliser une telle action diplomatique, Emmanuel Macron - désormais homme fort du Vieux Continent - devra jouer un rôle prépondérant avec l’Allemagne - du fait des liens forts de cette dernière avec la Turquie.