Fou, comme ces fous furieux qu’on abat dans les rues de Montréal

Chronique de Louis Lapointe

Un homme est mort cette semaine d’une balle tirée par un policier du SPVM.
Un fou furieux comme ces autres fous qu’on a abattus au cours des dernières années à Montréal.
Mais ce qu’il y a de différent cette fois-ci, c’est que cet homme était un modèle avant de tomber dans la déchéance, avant de devenir ce qu’il était devenu, un itinérant.
Un modèle à l’école comme dans la vie.
Un brillant étudiant qui a sauté quelques années scolaires.
Un père de famille qui, tout au long de sa vie, s’est investi dans son travail et dans des causes.
Un homme dont le parcours était semblable au mien.
Un homme dont le père ressemblait aussi au mien.
J’ai eu l’occasion de dîner avec le père d’Alain Magloire, René Magloire, à l’époque où j’étais directeur de l’École du Barreau, à l’époque où Haïti allait très mal et qu’il cherchait de l’aide pour son pays.
Un homme dévoué à sa patrie comme mon père l’a été toute sa vie.
***
Après un parcours sans faute, j’ai chuté en 1999 et suis retombé à nouveau en 2001.
Dans mon cas ce n’était ni la drogue, ni l’alcool, c’était le travail et le stress.
Le stress de ceux qui ne veulent pas suivre les autres, le stress de ceux qui défendent leur propre vision du monde.
Cela ne se fait pas sans heurts.
Sans séquelles non plus.
Trop de cortisol dans mon sang.
J’ai « crashé ».
Toute ma vie avait tourné autour de mon travail depuis la fin de mes études en 1981, même mes lectures de chevet.
J’avais relevé tous les défis qu’on m’avait proposés, déménageant avec femme et enfants à plusieurs reprises afin de m’élever dans la hiérarchie sociale et obtenir plus, toujours plus pour moi et ma famille.
Je rêvais de devenir un acteur important dans la fondation d’un nouveau pays. Devenir ministre ou sous-ministre. Les deux voies m’étaient alors toute grande ouverte. Celle de la politique et celle de la technocratie.
Comment aurait-il pu en être autrement, alors que tout ce que je touchais avait toujours fonctionné?
J'étais devenu M. École du Barreau.
Aucune opposition ne me freinait.
Rien, toutefois, pour se faire des amis.

Ma tête fonctionnait à 200 miles à l’heure.
Même la nuit.
Je me souviens avoir eu à plusieurs reprises la vague impression d’être un ordinateur humain, ma tête s’élevant étrangement au-dessus de mon corps, comme si j’avais été un surhomme.
Un sentiment grisant qui annonçait que le pire était à venir.
Mon corps suivait de moins en moins.
Et puis, un soir de janvier 2001, ma carrière s’est brusquement éteinte.
J’avais alors 43 ans et le pressentiment que plus jamais je ne travaillerais.
J’ai 56 ans aujourd’hui et je ne travaille toujours pas.
Rétrospectivement, quand j’y pense, si je n’avais pas eu l’aide que j’ai reçue de mes proches, leur amour surtout, j’aurais pu devenir un «BS», un itinérant, peut-être même commettre l’irréparable.
Comme cet homme qu'on vient d'abattre rue Berri à Montréal.
Avant de tomber, moi aussi j’étais un modèle comme la société les veut et les fabrique.
Aujourd’hui, le travail n’est plus le centre de ma vie, même si j’aimerais bien pouvoir retourner travailler un jour.
Un rêve difficile à réaliser quand on s’est toujours totalement investi dans son travail au mépris de sa propre santé, alors qu’on se sent nettement diminué parce quelque chose s'est brisé en nous.
Difficile de se défaire d’une drogue aussi forte que le travail.
Une drogue qui, à trop grosse dose, peut nous rendre fous, comme ce fût mon cas.
Fou, comme ces fous furieux qu’on abat dans les rues de Montréal.
***
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L'auteur a été avocat, chroniqueur, directeur de l'École du Barreau, cadre universitaire, administrateur d'un établissement du réseau de la santé et des services sociaux et administrateur de fondation.





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1 commentaire

  • Archives de Vigile Répondre

    5 février 2014

    Quelquefois, je pense qu'un retour à la terre serait bénéfique pour nos sociétés, comme quand nos ancêtres étaient en grande majorité des cultivateurs.
    Le rythme de vie que vivaient nos ancêtres était moins rapide et plus humain.
    Le Système a de quoi faire sombrer les plus brillants et les plus équilibrés tellement il ne tient pas compte de la dimension humaine de la personne.