L’auteur est professeur de littérature à Montréal, rédacteur en chef de la revue Argument et essayiste. Il a notamment publié Ces mots qui pensent à notre place (Liber, 2017) et La prose d’Alain Grandbois, ou lire et relire Les voyages de Marco Polo (Nota bene, 2019).
« Les mots dans les deux cas sont les mêmes, mais la question est de savoir qui interprète ces mots et quel est le but de l’exercice », a expliqué Justin Trudeau afin de tenter de justifier devant la commission Rouleau l’invocation par son gouvernement de la Loi sur les mesures d’urgence, alors même que le Service canadien du renseignement de sécurité avait déterminé que l’occupation du centre-ville d’Ottawa par des manifestants antimesures sanitaires ne constituait pas une atteinte à la « sécurité nationale ».
Or, la Loi sur les mesures d’urgence stipule qu’elle ne peut être invoquée que lors d’une « situation de crise causée par des menaces envers la sécurité du Canada » et qu’il convient d’entendre l’expression « menaces envers la sécurité du Canada […] au sens de l’article II de la Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité ».
Dans ces circonstances, la réplique de Justin Trudeau fait fortement penser à celle du personnage de Humpty Dumpty dans Alice au pays des merveilles. Alors que celui-ci lui explique que, lorsqu’il « utilise un mot », ce mot « signifie exactement ce [qu’il a] décidé qu’il doit signifier », Alice lui rétorque que « la question est de savoir » s’il a « le droit de donner tant de significations différentes aux mots ». La réponse de Humpty Dumpty est aussi célèbre que terrifiante : « La question est de savoir qui a le pouvoir, voilà tout. »
Les lois n’étant faites que de mots, apprendre de la bouche de notre premier ministre que les « mêmes » mots peuvent recouvrir des sens totalement différents selon « qui [les] interprète » a donc pour tout citoyen canadien quelque chose d’inquiétant, puisque c’est ce sophisme qui a permis au gouvernement d’invoquer une loi d’exception alors que ni la lettre ni l’esprit de ladite loi ne paraissaient le justifier. C’est pourquoi, sur ce point précis de la légalité de l’invocation de cette loi par le gouvernement Trudeau, nous serons nombreux à être curieux des conclusions auxquelles parviendra le juge Rouleau lorsqu’il remettra son rapport, attendu d’ici le 20 février prochain.
Si les mots ont encore un sens
Cependant, au-delà de cette question légale, les propos de Justin Trudeau sont également révélateurs d’une crise qui affecte aujourd’hui le langage commun et les mots que nous utilisons. Il est bien évident que si chacun utilise les « mêmes » mots tout en revendiquant le droit de les interpréter à sa manière, nous ne pourrons plus nous comprendre, et cela mettra fin, de facto, à tout dialogue social et à toute possibilité d’entente.
Cette crise qui affecte le sens des mots se manifeste en particulier par le recours de plus en plus fréquent à l’hyperbole, par l’usage de mots outrés, qui frappent l’imaginaire, mais qui s’accordent bien mal avec la situation dont on veut rendre compte.
Le témoignage de Justin Trudeau devant la commission Rouleau en apporte à nouveau la preuve. Il y a ainsi énuméré les menaces que les manifestants faisaient, selon lui, peser sur la sécurité nationale : « Il y avait, a-t-il déclaré, la militarisation de certains véhicules […] des enfants ont été utilisés comme boucliers humains […] il y avait une violence motivée par une idéologie, des risques de déclenchement [sic] de loups solitaires. »
Les mots utilisés par le premier ministre sont dramatiques à souhait, mais ils sont aussi clairement exagérés et sans rapport avec la réalité. Il n’y eut (fort heureusement !) dans les rues d’Ottawa ni « violence » véritable ni « loups solitaires » ; aller manifester avec ses enfants ne fait pas de ces derniers de facto des « boucliers humains » ; et je ne sais pas à quoi fait référence cette « militarisation » de véhicules, à part peut-être au fait que plusieurs camions et camionnettes étaient affublés de drapeaux unifoliés.
Comble de l’horreur, a-t-il conclu : « On a vu des grands-mères entourées par des camions dans des rues résidentielles » !
Tout comme lui, je compatis pleinement avec les résidents du centre-ville d’Ottawa, qui ont dû composer durant presque un mois avec des manifestants arrogants, des rues bloquées, un bruit permanent et exaspérant, sans compter les gaz d’échappement. Ils devaient chaque jour maudire l’incompétence de leurs gouvernements, tant municipal que provincial, et se demander où était leur police et pourquoi elle ne faisait pas tout simplement appliquer les lois ; car enfin, s’il est légal de manifester son mécontentement, il ne l’est pas de bloquer des rues ni de stationner des poids lourds n’importe où et n’importe comment. C’est cette absence de réaction des autorités, leur inaptitude à faire respecter les lois qui ont eu pour conséquence que le Canada a pu en effet passer pour une république de bananes.
Si je reprends cette expression, c’est parce que la vice-première ministre et ministre des Finances Chrystia Freeland a déposé devant la commission Rouleau comme preuve d’une supposée atteinte à la sécurité nationale les propos que le patron d’une grande banque canadienne lui avait tenus quelques jours auparavant et qui ont apparemment contribué à la décision du gouvernement. Ce grand patron lui a fait savoir qu’aux États-Unis, « on parlait » du Canada « comme d’une blague » et qu’un investisseur lui avait confié qu’il n’investirait « pas un centime de plus » dans une telle « république de bananes ».
Au chapitre des mots mal employés, on peut souligner toutefois que la ministre Freeland, le banquier et le financier de Wall Street entendent mal cette expression qui désigne précisément un État apparemment souverain, mais dont les instances dirigeantes obéissent dans les faits à la seule volonté des grands patrons locaux et des investisseurs étrangers !