La création d’Option nationale par Jean-Martin Aussant est symptomatique d’une dislocation de la question nationale. Depuis la Révolution tranquille (mais la chose se préparait depuis quelques décennies), elle structurait l’espace politique québécois. Il y avait des souverainistes et des fédéralistes et chacun se définissait politiquement à partir de ces catégories. La gauche et la droite étaient relativisées, et derrière chaque élection, se profilait la possibilité d’un référendum. Les choses ne vont plus ainsi. La question nationale structure de moins en moins l’espace public, ce qui exaspère évidemment la fraction des souverainistes pour lesquels elle demeurait indépassable jusqu’à sa résolution positive avec le grand soir référendaire. C’est ce que j’ai analysé dans mon dernier ouvrage, Fin de cycle : aux origines du malaise politique québécois (Boréal, 2012), en retraçant les raisons profondes de l’échec, jusqu’à présent, du projet souverainiste.
Désormais, une part significative bien qu’encore minoritaire des souverainistes militants ne se retrouve plus dans le jeu politique (la chose est évidemment indissociable de la crise plus large de l’offre politique)). L’idée même qu’une élection ne soit pas une grande répétition préréférendaire leur laisse croire à un refus de mener le combat souverainiste et à une acceptation tacite du fédéralisme canadien. Parce que le Parti Québécois ne croit pas l’indépendance imminente, ils supposent qu’il la croit secondaire. Ils désirent un nouveau véhicule politique. Ils ne le trouvent, toutefois, qu’à la périphérie de l’espace politique, dans un parti qui pose avec acharnement des questions auxquels les électeurs ne veulent pas nécessairement répondre. On ne parle pas ici de grands blocs d’électeurs. Mais dans une course à trois, l’accumulation de ces petites dissidences pourrait faire perdre au Parti Québécois quelques comtés, peut-être même le pouvoir et favoriser la réélection des libéraux.
Option nationale cherchera donc à offrir une option clairement indépendantiste lors de la prochaine élection. En un sens, elle répond aussi à la faiblesse du leadership souverainiste et péquiste qui a suivi le dernier référendum, quand l’indépendance était passée de programme politique à hochet idéologique pour militants en congrès, une vision de la souveraineté qui culminera après le départ de Bernard Landry mais que les indépendantistes «purs et durs» avaient déjà commencé à reprocher à Lucien Bouchard, avec sa stratégie des conditions gagnantes. De ce point de vue, on trouve à l’origine d’Option nationale une bonne part d’exaspération militante venant d’une part des marges activistes du Parti Québécois.
On peut difficilement parler de ce parti sans parler beaucoup de son chef, Jean-Martin Aussant, qui est devenu une figure de ralliement pour les indépendantistes dissidents. L’homme ne manque pas de talent et d’idéalisme. Il est très intelligent. Il ne dépend pas de la politique pour vivre, ce qui lui donne une indépendance véritable dans la poursuite de ses idéaux. Il aime d’ailleurs le faire savoir. Il n’est pourtant pas sans défaut. Aussant n’a pas la fibre identitaire. Il voit moins le Québec comme une nation historique en quête d’indépendance que comme une société moderne francophone qui ferait un gain d’efficacité considérable avec la souveraineté. Il ne se pose pas comme l’héritier d’une vieille lutte nationale mais comme un politicien appelé à résoudre rationnellement un problème qui ne devrait plus exister. Il ne semble pas sentir son pays, comme pouvait le faire Mario Dumont ou Lucien Bouchard.
Question de style, on répondra. Question de personnalité aussi. Elles ne sont pas sans conséquences pour un mouvement comme le mouvement nationaliste. Car on exprime le nationalisme comme on le sent. Il a une vision très abstraite des électeurs, qu’il s’imagine convaincre un après l’autre des vertus de la souveraineté, de la nécessité de l’indépendance. Il ne voit pas des courants à fédérer, des blocs de vote à déplacer, des traditions à conjuguer et réconcilier. Seulement des souverainistes et des gens qui ne le sont pas encore. De là son préjugé favorable pour les arguments économiques : le discours économique n’est-il pas le discours à prétention rationnelle par excellence?
Aussant passe pour un radical. Et en un sens, il l’est. Vouloir précipiter le Québec en référendum dans un contexte où les souverainistes seraient à peu près certains de le perdre est radical. Ne confond-il pas, pourtant, l’ardeur nationaliste avec la témérité référendaire? Il a probablement sa réponse : la seule bataille assurément perdue est celle qu’on refusera de livrer. Pourtant, on ne répétera jamais à quel point les deux défaites référendaires ont fait mal au Québec. Mais le radicalisme d’Aussant est particulier et semble un peu anachronique. Il est radical comme on l’était en 1994 et dans les suites du dernier référendum, lorsqu’on calculait la profondeur des convictions souverainistes de son chef à se volonté de tenir un référendum immédiatement après la prise du pouvoir. Le radical de 1994 considère que l’exercice du pouvoir est indigne pour un souverainiste s’il ne conduit pas nécessairement à l’indépendance dans l’année qui suivra sa conquête.
Mais qui croit vraiment que monte du fond du peuple québécois un grand élan vers l’indépendance? Cela ne veut pas dire que le nationalisme ne soit plus un créneau porteur. Les Québécois ne sont pas d’un coup devenus indifférents à leur destin. Il doit toutefois se reformuler sur de nouveaux enjeux. Ces enjeux, dans le Québec actuel, sont liés à la question identitaire (critique de l’idéologie de l’accommodement raisonnable, et plus vastement, du multiculturalisme, de la discrimination positive, de l’échec de l’intégration des immigrants, de l’anglicisation de Montréal, du cours ECR, effondrement de la laïcité et dissolution de l’héritage catholique du Québec). C’est à travers elle qu’il est possible d’aller rejoindre les électeurs sur des questions importantes pour eux mais occultées par le politiquement correct. J’ajoute une chose: à la question identitaire s’est ajoutée ces dernières années celle des ressources naturelles, qui relève plutôt du nationalisme économique mais qui éveille aussi chez les Québécois francophones un sentiment de révolte.
Si Aussant n’est pas étranger au nationalisme économique et l’embrasse complètement, il n’en demeure pas moins assez discret sur la question identitaire, même si on trouve dans son programme quelques propositions qui méritent considération. Il a plutôt décidé de se radicaliser à gauche en plaidant tout à la fois pour la nationalisation des ressources naturelles ou la gratuité scolaire. La crise étudiante l’a amené à porter le carré rouge sans complexe. Aussant a beau dire qu’il croit que l’indépendance n’est ni à gauche, ni à droite, il n’a pas hésité, finalement, à se camper à gauche. On peut croire qu’il s’agit d’un bon créneau ou on peut croire le contraire. Mais chose certaine, nous ne sommes pas devant un créneau misant exclusivement sur le rassemblement des souverainistes.
On accuse souvent Jean-Martin Aussant de diviser le vote souverainiste et de favoriser la réélection des libéraux. Mais il a beau balayer l’argument du revers de la main, Option nationale divisera le vote souverainiste. Il peut bien prétendre qu’aucun parti n’a le monopole sur l’indépendance, la réalité politique pèse plus lourd que les déclarations vertueuses sur le refus du vote stratégique. Un choix politique n’est pas un acte religieux et la démocratie ne consiste pas seulement à voter en pure fidélité de conscience. On n’y joue pas son âme mais le destin de sa patrie. S’il faut battre les libéraux, il n’y a rien d’antidémocratique d’inviter les électeurs de se comporter comme tels en se ralliant à la fraction de l’opposition qui a raisonnablement le plus de chance de remporter ce pari. Derrière cela, on trouve une thèse assez courante dans les milieux indépendantistes : mieux vaut les fédéralistes au pouvoir que des souverainistes incapables de faire l’indépendance. Pourtant, si le fédéralisme pèse lourd sur le destin québécois, il ne prive pas le Québec de toute marge de manœuvre. En fait, l’indépendantisme radical qui s’imagine le Québec comme une colonie intérieure dépossédée de toute souveraineté entretient le mythe de l’impuissance québécoise. Cette description est tout simplement fausse. La souveraineté du Québec est actuellement partielle. Elle n’est pas inexistante.
Cela nous ramène à nous poser une question fondamentale. Que fait-on du pouvoir quand on ne peut partir immédiatement en référendum? Cette question, Option nationale refuse de se la poser. Volontarisme oblige, je devine. La souveraineté, il suffit apparemment de la vouloir pour l’avoir. Mais que faire devant une troisième défaite référendaire? Abandonner ensuite un Québec indigne de son destin? Que meure la France plutôt qu’un principe, disait Robespierre. Certains indépendantistes nous disent : le Québec ne vaut pas la peine s’il n’est pas souverain. L’indépendance fantasmée ne devient-elle pas ici un substitut à la nation réelle, qui mérite qu’on la protège, qu’on la conserve, qu’on l’aime, même si elle se dérobe pour l’instant au destin qu’on lui souhaite. Le Québec n’est pas qu’une idée : c’est une réalité. Pour un souverainiste, voter pour ON, n’est-ce pas choisir sa conscience morale plutôt que les intérêts nationaux du Québec?
Ce qu’on voit à travers Option nationale, c’est l’échec d’un certain indépendantisme qui ne veut paradoxalement plus faire de compromis au moment même où il faut l’expérience de l’impuissance politique. L’indépendantisme orthodoxe ne veut plus s’inscrire dans une stratégie nationaliste plus large où différentes traditions politiques cohabitent. Il faudrait pourtant se rappeler qu’en 1995, Jacques Parizeau lui-même avait accepté la logique du compromis dans sa grande alliance avec Lucien Bouchard et Mario Dumont. Les indépendantistes «purs et durs» peuvent bouder les souverainistes mous et les autonomistes (et même les fédéralistes nationalistes) en les accusant d’incohérence ou d’infidélité à la nation : ils ont besoin d’eux pour faire l’indépendance. Ils ont besoin de convaincre des gens pour qui l’indépendance n’était pas le seul destin possible pour le Québec. Ils ont besoin de convaincre des gens qui ne seront jamais indépendantistes comme ils le seront eux-mêmes mais qui pourraient voter Oui dans un contexte donné.
Il n’empêche qu’Aussant est un homme politique de talent. D’ici l’élection, il n’a qu’une chose à faire : rechercher une visibilité maximale pour se faire réélire dans son comté. Ainsi, il existera vraiment politiquement. Ensuite, il pourra chercher à convertir la mouvance militante qu’il aura rassemblée en courant politique susceptible de rallier le Parti Québécois, d’une manière ou d’une autre, pour l’influencer et mieux camper ses orientations fondamentales. Car à l’extérieur d’une grande coalition souverainiste, Aussant neutralise ses efforts pourtant immenses. Son impatience souverainiste, que tous les indépendantistes partagent, en un sens, le conduit sur une mauvaise piste stratégique.
À moins qu’il ne mise sur une indépendance sur le long terme et croit nécessaire de repartir à zéro? Il devrait pourtant savoir que l’évolution démographique du Québec n’est pas sans effet sur sa capacité à décider de son avenir politique. La question la plus fondamentale pour les indépendantistes ne consiste pas à faire comme s’il suffit d’un dernier élan pour réaliser la souveraineté, mais à recréer l’intérêt pour la question nationale dans une population qu’elle lasse de plus en plus. À cette entreprise, Jean-Martin Aussant pourrait contribuer grandement par son remarquable talent, s’il ne s’acharnait plus dans une stratégie personnelle condamnée à l’impuissance.
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